BAUDELAIRE CHARLES (1821-1867)
L'épuisement de la parole
Scrupuleux à l'extrême, Baudelaire avançait très lentement dans la préparation de ses publications, qu'elles fussent personnelles ou alimentaires. Menant plusieurs ouvrages de front, il devait abandonner bien des projets : un drame, ou plutôt un livret d'opéra comme La Fin de Don Juan, un roman même, que ne compense pas tout à fait sa brillante nouvelle, La Fanfarlo, publiée dès 1847 quand il n'était encore que Charles Defayis, le nom de sa mère corrigé ou déformé.
Il en résulte un sentiment d'impuissance créatrice qui augmente sa rage contre les autres et contre soi-même. Ses lettres à divers correspondants, les notes intimes regroupées après sa mort sous des titres auxquels il avait songé – Hygiène, Fusées, Mon Cœur mis à nu –, disent et redisent ses velléités, ses abandons et ses souffrances. Il se plaint en 1861 de sa « volonté perdue, gâchée ». En février 1865, il est obligé de constater : « Rien, jamais rien. » En décembre de la même année, il s'étonne : « Je ne suis plus maître de mon temps. » Sa peur devient celle du silence, de l'aphasie dans laquelle, par un cours tragique de sa destinée, il va sombrer en effet.
Lui qui depuis 1842 a si peu voyagé, il décide en 1864 de se rendre en Belgique. Ce pays passe pour un pays de liberté pour les écrivains exilés, attaqués ou condamnés. C'est là qu'a été publié en 1862 le roman de Victor Hugo, Les Misérables, que Baudelaire ne prise guère d'ailleurs. C'est là que vont paraître Les Épaves en 1866. C'est là que Rimbaud, sept ans plus tard, publiera Une saison en enfer. Quand, le 24 avril 1864, Baudelaire gagne Bruxelles, il compte « récupérer beaucoup d'argent », et il en a besoin plus que jamais. Il lui faut envisager de faire une tournée de conférences. Il espère aussi y trouver un éditeur pour la publication de ses œuvres complètes. Mais il n'y rencontre qu'« une très grande avarice », dont il se plaint dans une lettre à sa mère du 6 mai 1864. Il cherche à se venger en entreprenant d'écrire une manière de pamphlet, un ouvrage (inachevé) de sinistre dérision, pour lequel il envisage les titres de Pauvre Belgique ou La Belgique déshabillée.
En janvier 1860, une crise cérébrale fugace avait pour la première fois donné l'alerte. Le « rhumatisme à la tête » ne le quitte plus en Belgique. Lors d'un second voyage, en mars 1866, il est pris à Namur d'un étourdissement qui le laisse à demi paralysé et à peu près aphasique. Le « regard d'une fixité navrante » frappera tous ceux qui viendront lui rendre visite dans la clinique du docteur Dumas, après son rapatriement à Paris. L'un de ces témoins, Jules Troubat, se rappelle un dîner chez le photographe Nadar, où l'on avait traîné Baudelaire, en janvier 1867. « Il en est resté à ces trois mots : Non, cré nom, nom », se rappelle-t-il. Et pourtant la mémoire fonctionne encore : Baudelaire a encore la présence d'esprit de montrer du doigt les poésies de Sainte-Beuve, les œuvres d'Edgar Poe en anglais, un petit livre sur Goya et, dans le jardin de la clinique du docteur Duval, une plante exotique qui lui rappelle sans doute son voyage dans les îles des mers du Sud. Au nom de Manet et à celui de Wagner, il a souri d'allégresse.
Mais l'évolution du mal est irréversible. S'y ajoute une plaie gangréneuse, terriblement douloureuse. Dans ses derniers moments, on a l'impression qu'il ne peut dormir que les yeux ouverts. Il meurt le 31 août 1867 à 11 heures du matin, déjà en état de décomposition physique et si faible qu'il ne luttait plus.
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Écrit par
- Pierre BRUNEL : professeur émérite de littérature comparée à l'université de Paris-Sorbonne, membre de l'Académie des sciences morales et politiques
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