BAUDELAIRE CHARLES (1821-1867)
La poétique baudelairienne
Ses refus
L'attitude de Baudelaire peut être négative, polémique même. Ainsi il poursuit de son ironie les prétentions de l'esprit positif et positiviste à envahir le domaine poétique. Il lutte contre ce qu'il appelle « l'hérésie de l'enseignement », dont il dénonce les formes les plus insupportables.
Il repousse tout d'abord la volonté d'unir l'art et la science. Dans la Préface des Poèmes antiques, en 1852, Leconte de Lisle avait proclamé que « l'art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l'intelligence, doivent tendre à s'unir étroitement, si ce n'est à se confondre ». Baudelaire s'insurge contre une telle tentative, en particulier dans l'article sur Théophile Gautier paru le 13 mars 1859 dans le journal L'Artiste sous le titre « L'Art romantique », et repris dans les « Notes nouvelles sur Edgar Poe ». Pour lui, « la poésie ne peut pas, sous peine de mort et de déchéance, s'assimiler à la science [...]. Elle n'a pas la vérité pour objet, elle n'a qu'elle-même. La vérité n'a rien à faire avec les chansons ; tout ce qui fait le charme, la grâce, l'irrésistible d'une chanson enlèverait à la vérité son autorité et son pouvoir. Froide, calme, impassible, l'humeur démonstrative repousse les diamants et les fleurs de la Muse ; elle est donc absolument l'inverse d'une humeur poétique ». Il y a une manière d'incompatibilité d'humeur entre la poésie et la science.
Baudelaire s'acharne encore davantage contre la théorie bourgeoise de la moralité et de l'utilité sociale de l'art. Dans son article sur « Les Drames et les romans honnêtes », en 1851, il s'écrie : « il est douloureux de noter que nous trouvons des erreurs semblables dans deux écoles opposées : l'école bourgeoise et l'école socialiste. Moralisons ! Moralisons ! s'écrient toutes les deux avec une fièvre de missionnaires. Naturellement l'une prêche la morale bourgeoise et l'autre la morale socialiste. Dès lors l'art n'est plus qu'une question de propagande ».
En cela le prologue des Confessions d'un mangeur d'opium anglais (1822) le gêne. Il le juge artificiel. Thomas de Quincey (1785-1859) n'a cherché en l'écrivant qu'à attirer la sympathie sur lui-même.
Il ne faut donc pas exagérer la position morale de Baudelaire dans le prologue « Au lecteur » des Fleurs du mal. Sans doute tel péché peut-il se trouver condamné dans tel ou tel poème du recueil ; mais, à d'autres moments, le poète en fera tout aussi bien l'apologie. La femme aimée, quel que soit son nom, est à la fois la créature aux sens insatiables et l'enchanteresse aux bijoux. Baudelaire a la certitude que lorsque le vice est séduisant, il faut le peindre séduisant, mais quand il traîne avec lui des maladies et des douleurs morales singulières, il faut tout autant les décrire. Il se donne pour mission de montrer toutes les plaies, à commencer par les siennes. Nul préjugé moral : l'art ne choque pas la morale.
La question de l'Art pour l'Art
Théophile Gautier (1811-1872) est sans doute épargné par les attaques ou les remarques acerbes de Baudelaire, qui lui rend au contraire hommage dans la dédicace des Fleurs du mal, toujours maintenue en tête du recueil. Pourtant les rapports qu'il entretient avec l'école de l'Art pour l'Art sont complexes.
Sans doute pour lui la poésie n'a-t-elle « d'autre but qu'elle-même », comme il le souligne dans les « Notes nouvelles sur Edgar Poe ». Mais il est plus nuancé dans sa lettre à Ancelle du 18 février 1861 au sujet de la nouvelle édition des Fleurs du mal. Il lui confie, ou plutôt il lui rappelle que, « dans[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Pierre BRUNEL : professeur émérite de littérature comparée à l'université de Paris-Sorbonne, membre de l'Académie des sciences morales et politiques
Classification
Médias
Autres références
-
LES FLEURS DU MAL (C. Baudelaire) - Fiche de lecture
- Écrit par Jean-Didier WAGNEUR
- 961 mots
- 1 média
Le 25 juin 1857, lorsque Les Fleurs du mal sont publiées chez Poulet-Malassis, Charles Baudelaire (1821-1867) n'est alors connu que comme critique d'art (Salons de 1845 et 1846) et traducteur d'Edgar Poe (Histoires extraordinaires, 1856). Ses poèmes n'ont fait l'objet que de rares...
-
DICTIONNAIRE BAUDELAIRE (C. Pichois et J.-P. Avice)
- Écrit par Jean-Didier WAGNEUR
- 1 028 mots
Le nom de Claude Pichois est inséparable de ceux de Baudelaire, Nerval et Colette, auxquels il a consacré des éditions et des biographies qui font date. Avec ce Dictionnaire Baudelaire (Du Lérot, 2003), cosigné par Jean-Paul Avice, conservateur à la bibliothèque historique de la Ville de Paris, avec...
-
LE SPLEEN DE PARIS, Charles Baudelaire - Fiche de lecture
- Écrit par Jean-Didier WAGNEUR
- 1 043 mots
- 1 média
« Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? » Cette phrase,...
-
MON CŒUR MIS À NU, Charles Baudelaire - Fiche de lecture
- Écrit par Guy BELZANE
- 1 171 mots
- 1 média
C'est en 1887, dans les Œuvres posthumes, que furent publiés pour la première fois, sous l'appellation de Journaux intimes, les trois ensembles de notes rédigées par Baudelaire entre 1855 et 1865 pour Fusées et Hygiène que Jacques Crépet rattache au premier recueil, et 1859-1866 pour...
-
SALONS, Charles Baudelaire - Fiche de lecture
- Écrit par Barthélémy JOBERT
- 1 079 mots
- 1 média
Les trois Salonspubliés par Charles Baudelaire (1821-1867) en 1845, 1846 et 1859, (on peut leur ajouter le Salon caricatural auquel il collabora en 1846, en donnant le Prologue et en participant aux légendes des gravures satiriques des œuvres exposées) ne forment qu'une partie de son œuvre critique....
-
ABSTRAIT ART
- Écrit par Denys RIOUT
- 6 718 mots
- 2 médias
...vous vous trouvez placé à une distance trop grande de la peinture pour savoir ce qu'elle représente, dit-il, « vous êtes pris par cet accord magique ». Baudelaire prolonge la pensée du peintre : « Une figure bien dessinée vous pénètre d'un plaisir tout à fait étranger au sujet. Voluptueuse ou terrible,... -
ALLÉGORIE, notion d'
- Écrit par François TRÉMOLIÈRES
- 1 455 mots
En France, le terme n'a pas connu le même discrédit qu'en Allemagne.Charles Baudelaire écrit, dans ses Paradis artificiels (1860) : « L'allégorie, ce genre si spirituel, que les peintres maladroits nous ont accoutumé à mépriser, mais qui est vraiment l'une des formes primitives et les plus... -
AMOUR
- Écrit par Georges BRUNEL et Baldine SAINT GIRONS
- 10 184 mots
- 5 médias
Nul n'a peut-être mieux exploré queBaudelaire le double abîme où sombrait l'amour : d'un côté, le coït simple et heureux ; de l'autre, l'amour pudibond, tendre et sensible. Désavouant sa propre sensualité, le poète couvre de sarcasmes la brute, qui « seule bande bien », parce qu'elle trouve dans la... -
ANCIENS ET MODERNES
- Écrit par Milovan STANIC et François TRÉMOLIÈRES
- 5 025 mots
- 4 médias
Dans plusieurs de ses essais critiques,Baudelaire, se référant explicitement à la persistance de la Querelle, a tenté de donner une nouvelle définition de la modernité qui ne trahirait pas la beauté des œuvres antiques. Il cherche une voie commune à sa conviction « que l'absence du juste et du vrai... - Afficher les 48 références