BAUDELAIRE CHARLES (1821-1867)
Le roman esquivé
On a pu s'étonner que Baudelaire, admirateur d'Edgar Poe, mais aussi de Hoffmann et de Balzac, ait peu produit en matière de littérature narrative. Pourtant, il a médité sur les problèmes du roman, distinguant par exemple entre les « romanciers forts » et les « romanciers curieux » quand il a présenté sa traduction de La Révélation magnétique de Poe aux lecteurs de La Liberté de penser le 15 juillet 1848. On pourrait tirer de ce texte et d'autres les éléments d'une poétique baudelairienne du roman.
Mais que reste-t-il des projets inaboutis qu'il a eus ? Le Jeune Enchanteur (1846), longtemps tenu pour une œuvre originale, n'est que la traduction d'un texte anglais découvert dans un keepsake et probablement dû au révérend Croly. Seule La Fanfarlo échappe à ce qui ne serait qu'une absence du roman dans l'œuvre de Baudelaire. Publiée en 1847 dans le Bulletin de la Société des gens de lettres, cette nouvelle est encore signée Charles Defayis. Samuel Cramer, le protagoniste, est immédiatement présenté comme « l'homme de belles œuvres ratées », victime du dieu de l'impuissance. Baudelaire, qui s'est dépeint sous ces traits, connaît les affres d'une telle impuissance en matière de récit et de roman.
On a conservé de lui des listes de titres et canevas de romans et de nouvelles. L'un de ces projets, Le Marquis invisible, est considéré par lui-même comme très important. La Ciguë islandaise revient avec insistance. Il envisage un roman sur les Derniers Hommes, où l'on retrouverait en eux et autour d'eux « les mêmes vices qu'autrefois ». L'Automate semble dans le sillage de Poe. Et on voit reparaître ou apparaître la Sisina des Fleurs du mal, ce qui prouve qu'il n'y a pas de rupture absolue entre l'œuvre poétique de Baudelaire et ses projets romanesques. D'une manière générale, il veut « trouver des aventures horribles, étranges, à travers les capitales ».
Claude Pichois a fait observer que, pour un certain nombre de sujets, Baudelaire semble avoir hésité entre le genre du poème en prose et celui de la nouvelle ou du récit. On peut faire observer que, dans l'autre sens, les petits poèmes en prose de Spleen de Paris pourraient être les résidus d'une entreprise romanesque au moins latente.
Pour le comprendre, il convient de se reporter à la dédicace à Arsène Houssaye pour Le Spleen de Pariset, plus encore, au canevas de cette dédicace. Elle commence là où finit le Tristram Shandy (1760-1767) de Laurence Sterne, que Baudelaire connaissait : « Sans queue ni tête. Tout queue et tête. » Ces notations liminaires livrées à l'état brut renvoient vraisemblablement à l'équivoque obscène et grossière sur laquelle Sterne avait choisi d'achever son roman. Elles renversent le goût qu'eut Baudelaire pour ce romancier à beaucoup d'égards déconcertant. Samuel Cramer a plaisir à jouer avec lui dans La Fanfarlo. Lui aussi, d'une autre manière, dans l'un de ses petits poèmes en prose, « Les Bons Chiens », où il s'adresse à Sterne, celui du Voyage sentimental (1768) et celui de Tristram Shandy. Il le salue à la fois comme « sentimental farceur » et comme « farceur incomparable ». Ailleurs, il lui emprunte l'histoire de cet âne auquel fut offert un macaron et qui s'en délecta.
Michel Butor a eu raison de mettre l'accent sur la dédicace à Arsène Houssaye, en tête du recueil Le Spleen de Paris, où Baudelaire indique qu'il « ne suspend pas la volonté rétive de son lecteur au fil interminable d'une intrigue superflue ». Cela signifie bien, comme l'écrit l'auteur des Essais sur le roman (1969), que ces petits poèmes en prose contiennent un roman, mais que Baudelaire « a retranché tout ce qui n'était pas immédiatement poétique[...]
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Écrit par
- Pierre BRUNEL : professeur émérite de littérature comparée à l'université de Paris-Sorbonne, membre de l'Académie des sciences morales et politiques
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