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MONTESQUIEU CHARLES DE (1689-1755)

La maturation intellectuelle d'un « homme mêlé »

Montesquieu commence alors à être à la mode : familier du salon de Mme de Lambert, candidat finalement heureux à l'Académie française. Mais, de notre côté de l'histoire, nous devons chercher ailleurs. Entre 1721 et 1734, entre la réputation que lui valent les Lettres persanes et les Considérations se place une étape essentielle du parcours intellectuel de Montesquieu. Certes, il exerce (quelquefois avec désinvolture) sa charge, avant de l'aliéner temporairement pour que son fils en hérite ; assurément, il reste savant académicien. Enfin, sa réputation de bel esprit qui l'avait introduit dans d'autres sphères, celles de la cour de Chantilly et du cercle de la marquise de Prie, n'est pas tout à fait usurpée. Il va publier en 1724 Le Temple de Gnide, « peinture poétique de la volupté », qu'on préférerait oublier, si ce n'était un témoignage sur un déplacement du goût de la fable, qu'il traite en moderne, et si on ne savait que ce fut son œuvre la plus éditée au xviiie siècle. Au-delà, il y a pour nous trois jalons. Montesquieu a d'abord conçu un Traité des devoirs, dont il nous reste des fragments et un chapitre important (« De la politique »). Ici compte à la fois ce qui le rapproche de Pufendorf et ce qui le différencie des penseurs fondateurs du droit naturel dans leur ensemble, désormais passés dans la culture juridico-politique courante grâce aux traductions commentées d'un Barbeyrac, plus imprégné de Locke que de leur tradition absolutiste. Il y eut aussi son Dialogue de Sylla et d'Eucrate, méditation antihéroïque (« Pour qu'un homme s'élève au-dessus de l'humanité, il en coûte trop cher à tous les autres »), mais surtout anticipation de cette pensée, qu'il faut conduire les hommes « et non pas les chasser devant soi ». Il y eut enfin, vers 1727, les Considérations sur les richesses de l'Espagne, première étude économique substantielle, dirigée contre les « richesses de fiction » (l'accumulation monétaire), et dont les perspectives sur le développement vont très au-delà de ce qu'impliquait le procès du désordre social créé par Law. Nous savons bien ainsi que l'essai plus ou moins réussi de construction d'une figure sociale ne saurait masquer la continuité d'un apprentissage obstiné, que l'éclat du chef-d'œuvre inaugural rend d'autant plus méritoire.

Quand Montesquieu vend l'usufruit de sa charge, c'est pour entreprendre un tour d'Europe d'avril 1728 à avril 1731. Il nous reste d'assez abondantes notes sur l'Allemagne, l'Autriche, les États de Savoie, Gênes, les États pontificaux, Naples, Venise, les Provinces-Unies, et des mémoires « techniques » importants complétés, vingt ans après, sur les mines du Harz et leurs « pompes à feu ». Mais ce qu'on juge aujourd'hui avoir été l'essentiel, la plus grande part des textes consacrés à l'Angleterre, a été perdu. S'obstiner dans ce regret est vain. Suivre Montesquieu voyageur, c'est découvrir les facettes multiples de sa curiosité : voir les acteurs déchus de l'histoire (Law ou Alberoni), ou en retraite (le prince Eugène) ; comprendre l'impatience de sa pensée, vue d'ensemble et saisie des détails « secrets », ou des principes qui font le « grand beau » de Michel-Ange. Montesquieu tranche de tout, moins soucieux quelquefois d'apprendre à voir que de montrer qu'il sait voir. Mais il veut avant tout savoir voir. La part la plus cachée à ses contemporains, aussi importante intellectuellement que le spectacle du parlementarisme anglais, ce sont peut-être les beaux-arts, la conception de la création artistique et le choix d'un certain intellectualisme esthétique d'où sortiront ses réflexions sur le « goût » qu'on retrouvera au tome V de [...]

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Montesquieu - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

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