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MONTESQUIEU CHARLES DE (1689-1755)

Le monde moral et le monde physique : intelligences de l'histoire

Au retour des voyages, voici Montesquieu retranché dans sa province pour deux ans, voué au travail intellectuel et à son état de gentilhomme vigneron. C'est de là que date la mise au point de l'inventaire de sa riche bibliothèque largement héritée de parlementaires cultivés. Ses instruments personnels de culture, les Pensées et le Spicilège, ont déjà de l'ampleur. Contre toute attente, au-delà de ses vocations de moderne et d'homme mêlé, il va produire un étrange livre, qui décevra.

Que sont les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains, et de leur décadence (1734) ? Sûrement pas ce qu'elles étaient exposées à paraître dans le commerce intellectuel du temps : une vue synthétique de l'histoire romaine étendue jusqu'à la chute de Byzance. Voltaire, qui n'aime pas Montesquieu, parlera d'un sec résumé. Montesquieu en était un peu responsable, qui avait arrêté in extremis la mise en circulation du deuxième volet de son travail, réutilisé plus tard dans le grand œuvre : ces Réflexions sur la monarchie universelle, devenue impossible à l'âge moderne, et que l'échec des Romains illustrait. Ce que publie Montesquieu est, de fait, d'une très grande richesse. C'est d'abord l'analyse, en dehors de toute vue providentialiste, d'un cycle complet de devenir historique, débouchant sur une vraie interprétation de cette énigme qu'est la chute d'une prodigieuse civilisation devant les barbares. C'est le déroulement d'une démarche qui lie dans leur principe grandeur et décadence, hors des topoi de l'histoire cyclique : qu'est-ce que le moteur d'une histoire sinon de l'histoire, où l'on retrouve logiquement unis accidents particuliers et allure générale, et qui est intelligible bien au-delà des lieux communs catholico-monarchiques – par exemple celui des divisions, dont Montesquieu montre que, s'il s'agit d'une République, elles sont consubstantielles à sa force et à la liberté. Cela constitue déjà le pendant d'une méditation sur l' absolutisme et ce qu'on dit être le bon et le mauvais monarque, et sur la figure du despotisme dont la force est sans puissance réelle. On est dans la tradition, mais aussi très au-delà, d'une histoire à la Polybe des formes politiques. Tout cela, sous une forme très dense. Montesquieu dira plus tard à propos de L'Esprit des lois : « Il fallait beaucoup lire, et faire très peu d'usage de ce qu'on avait lu » ; d'où le très difficile maniement de la question des sources. Mais aussi, quel texte ! Il faut écouter ce penseur antihéroïque nous parler de Mithridate. Et la célébrité de certaines pauses aphoristiques et de la formule finale, qui nous parle déjà du « tragique de l'histoire », n'est pas usurpée.

Partageant désormais son temps, pour un peu moins d'une dizaine d'années (1734-1743), entre Bordeaux et Paris, Montesquieu progresse dans la phase la plus importante de l'élaboration des principes de L'Esprit des lois : il entreprend d'éclaircir le lien de causalités générales et particulières, ce qui détermine l'esprit, l'humeur, les mœurs des hommes, individuellement et collectivement, à l'intérieur d'une société qui est à la fois naturelle, historique et politique. L'Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères sera repris peut-être encore après 1740. La question est de faire la part, dans une tradition qui remonte à Bodin, des causes physiques (climat, nourritures, différences et rapport des sexes) et des causes morales : si l'éducation représente bien, aux yeux du futur ami d'Helvetius, la première de celles-ci, elle est toujours considérée dans sa relation avec[...]

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Montesquieu - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

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