CHAPLIN CHARLIE (1889-1977)
Chaplin et l'Amérique
Loin de contester le rêve américain, Charlot en offre un condensé : le Vagabond est un individualiste forcené, un immigrant qui refuse qu'on porte la moindre atteinte à sa liberté de mouvement et d'expression, et qui suspecte a priori toute forme d'autorité, à commencer par celle de la loi. Il défend bec et ongles le terrain qu'il occupe, et une des choses qui fait le plus rire dans ses premières bandes, c'est la façon dont il résiste à ceux qui voudraient l'expulser du cadre de l'écran. Rien en outre, dans l'œuvre de Chaplin, et peu de chose dans sa vie, ne permet de penser qu'il n'ait pas adhéré aux mythes fondateurs de la démocratie états-unienne. L'accusation de bolchevisme, dont la fréquence augmente au fil des ans à partir de la Seconde Guerre mondiale, est absurde. Plutôt que d'appeler à la révolution, Les Temps modernes plaide pour le rétablissement d'un new deal rooseveltien où les machines seraient remises au service des hommes. Le film a déplu en son temps à Moscou. Car Charlot n'y manifeste guère de conscience de classe, et son idéal de vie petit-bourgeois est patent tout au long du récit. Quant à la critique des machines, elle remet au moins autant en question le stakhanovisme que le taylorisme. Ceci n'enlève rien à la portée critique, et même révolutionnaire, du film, mais dans un sens qui échappe à l'opposition superficielle entre capitalisme et socialisme. Comme l'a souligné Roland Barthes, Chaplin considère le prolétaire encore aveugle, en deçà de toute conscience de son exploitation. C'est justement ainsi que le film donne à ressentir cette dernière, puisque « voir quelqu'un ne pas voir, c'est la meilleure façon de voir ce qu'il ne voit pas. »
Si le message des films de Chaplin échappe aux étiquettes, c'est qu'il s'ancre dans leur réalisme : celui des petits matins givrants où le Vagabond se réveille et doit dégeler ses membres avant d'aller trouver pitance. À chaque coin de rue des Charlot s'étale la réalité de la misère, celle aussi de la lutte pour la survie dans un monde violent et humiliant où la seule loi qui prévaut, avant l'éclosion salvatrice du sentiment, est celle du chacun pour soi. Des films comme Charlot cambrioleur (1916) et Charlot policeman (1917), grâce en particulier à leur décor et à leur photographie, donnent à cette réalité un caractère quasi naturaliste.
Malgré les accusations portées contre lui en 1917 (lorsqu'on lui reproche de ne pas s'être engagé dans l'armée anglaise ou américaine) et malgré les campagnes des ligues de vertu qui s'indignent dès 1918 de sa vie amoureuse agitée, le cinéaste reste, jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale, en phase avec le public et l'idéologie de son pays d'adoption. Mais, dès la fin des années 1930, la haine conjuguée des « patriotes » et des « puritains » transforme l'opinion publique. Le patron du F.B.I., J. Edgar Hoover, est un des ennemis les plus acharnés du cinéaste, auquel il reproche entre autres de ne pas avoir pris la nationalité américaine. C'est lui qui orchestre la campagne qui aboutira à son exil.
L'engagement de la première heure contre le nazisme et la vision prophétique du Dictateur – un projet d'autant plus courageux qu'en 1938, il suscitait l'hostilité de presque toutes les diplomaties, et qu'il impliquait d'immoler Charlot sur l'autel de la Grande Histoire –, puis le militantisme de Chaplin « citoyen du monde » pendant la guerre (il s'exprime publiquement en faveur de l'ouverture d'un deuxième front destiné à soutenir l'allié soviétique) aggravent les soupçons de sympathies communistes. La sortie du Dictateur ranime parallèlement les interrogations sur[...]
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Écrit par
- Francis BORDAT : professeur de civilisation américaine à l'université de Paris-X-Nanterre
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Médias
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