MINGUS CHARLIE (1922-1979)
Un créateur engagé
L'histoire du jazz se serait certainement souvenue du soliste – à la contrebasse mais aussi au piano –, et pourtant, c'est le compositeur-arrangeur, c'est le créateur de musiques nouvelles qui laisse la trace la plus profonde. Dans ces années cinquante, le jazz, qui vient de connaître la vigueur du bop et les douceurs feutrées du cool, cherche encore sa voie. Les premières œuvres expérimentales de Charlie Mingus, en collaboration avec le saxophoniste-compositeur Ted Maceo, lui proposent les audaces d'une aventureuse avant-garde. Au sein d'un orchestre – Charlie Mingus and his Modernists – où se rejoignent Thad Jones, Mal Waldron et Kenny Clarke, un nouveau style s'élabore qui préfigure à bien des égards les prochaines explosions du free jazz. On y redécouvre la valeur de l' improvisation collective, bien oubliée depuis quelques décennies. Charlie Mingus n'est d'ailleurs pas un arrangeur traditionnel. Il invente une mélodie qu'il ne fait que proposer à ses solistes, prolongeant ainsi la tradition de l'arrangement oral. Le monde de Mingus est celui du sarcasme, de l'humour grinçant qui désarticule les standards les plus éculés (Tea for Two), de l'agressivité vengeresse qui n'hésite pas à mêler le goût du primitif et la grossièreté, monde dont nous retrouvons le reflet dans ses mémoires Beneath the Underdog (1971), traduites en français sous le titre un peu adouci de Moins qu'un chien. Si le jazz a toujours été l'expression d'un certain désespoir, d'une certaine revendication sociale, la musique de Charlie Mingus est la première à s'avouer aussi ouvertement engagée : « Les choses ont bien changé depuis la naissance de cette musique de prostituée appelée jazz. Ma musique parle au peuple noir et essaie de prendre sa défense contre le fric, les esclavagistes, les exploiteurs capitalistes. » Témoin ce Fables of Faubus, musique en forme de pamphlet contre le sénateur Faubus qui s'opposait au programme de déségrégation raciale pour les écoles de Little Rock (Alabama) : un thème et des rythmes primitifs servent de toile de fond aux saillies des musiciens et à des bruits que l'on qualifie pudiquement de « divers ». La violence règne en maîtresse dans l'orchestre qu'il dirige depuis 1957 et où se succèdent entre autres Eric Dolphy (flûte et alto), Booker Ervin (ténor), Jaki Byard (piano) et Dannie Richmond (batterie). Alternance de chaos collectifs et de répétitions lancinantes, opposition de rythmes complexes, goût immodéré des harmonies ouvertes et dissonantes, tension et amertume, tels sont les traits qui dépeignent le mieux le cœur de sa musique.
Mais si Charlie Mingus est le premier musicien à exprimer aussi crûment le problème racial sans le fatalisme plaintif du blues, il faut reconnaître que sa révolte se traduit dans une musique qui sait être également chaleureuse et conserver des liens étroits avec la tradition. Parmi les écoles du jazz, Charlie Mingus n'en rejette aucune : il les a d'ailleurs presque toutes pratiquées. Les chants d'église et le blues sont constamment présents dans son œuvre. Il en est de même pour la vigueur de ce balancement que ne renieraient pas les tenants les plus fervents de l'ère du swing. Charlie Mingus n'a jamais caché la profonde admiration qu'il portait à Duke Ellington. Le sauvage jazz de chambre du grand contrebassiste est en quelque sorte le fils illégitime du Duke par la vivacité de ses couleurs sonores, la verdeur des rythmes, la diversité mélodique. Cet écorché vif est aussi un tendre ; la femme est son thème favori et il sait lui réserver de bouleversantes ballades d'une délicatesse inattendue ; la nostalgie fait partie de son univers.
En réalité, on éprouve quelque difficulté à « classer » Charlie Mingus. Pionnier au[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Pierre BRETON : musicographe
Classification
Autres références
-
DOLPHY ERIC (1928-1964)
- Écrit par Alain GERBER
- 345 mots
Après un apprentissage musical commencé en 1937, Eric Dolphy quitta la Californie en 1958 pour s'installer à New York. Il fut engagé à plusieurs reprises par Charlie Mingus et, en 1961, par John Coltrane. Il enregistra aux côtés de nombreux musiciens, dont Charlie Mingus, Ornette Coleman...
-
JAZZ À MASSEY HALL
- Écrit par Pierre BRETON
- 270 mots
-
MITCHELL JONI (1943- )
- Écrit par Encyclopædia Universalis et Lucy O'BRIEN
- 976 mots
Auteur, chanteuse et compositrice canadienne versée dans l'expérimentation musicale, Joni Mitchell fut surtout populaire dans les années 1970. Parfois décrite comme le « yang du yin de Bob Dylan, avec qui elle partageait une imagination d'une richesse et d'une profusion extrêmes », elle...
-
ROACH MAX (1924-2007)
- Écrit par Pierre BRETON
- 1 946 mots
...participe, en 1949, au fameux festival Pleyel à Paris. Il entre au J.A.T.P. (Jazz at the Philharmonic), avec lequel il fait une tournée en Europe (1952). Avec Charlie Mingus et l'épouse du contrebassiste Celia, il crée en 1952 la firme discographique Debut Records. C'est celle-ci qui enregistrera pour l'éternité...