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CHATEAUBRIAND. POÉSIE ET TERREUR (M. Fumaroli)

Goethe avait intitulé Poésie et vérité son autobiographie, où se formule un certain idéal du moi. Symétriquement, la méditation sur les fractures du temps et sur les interférences entre histoire personnelle et histoire politique conduit Marc Fumaroli à baptiser son essai Chateaubriand. Poésie et Terreur (De Fallois, Paris, 2003).

Faute d'avoir pu greffer politiquement l'ancienne France sur la nouvelle et refonder une patrie où se réconcilieraient l'action et le rêve, Chateaubriand a créé « l'image poétique de son déchirement ». Renonçant à une carrière maritime pour se tourner vers le passé profond du château féodal de Combourg et de la forêt de Brocéliande, il avait dès sa jeunesse choisi la voie de la poésie ; les images de l'enfance l'ont ensuite aidé à éviter toute confusion entre les raideurs de l'Ancien Régime et la richesse du « royaume » qu'avait régénéré, en 1789, l'espoir de la liberté. Une fois passées les années sombres, un nouvel espoir s'était levé avec Bonaparte. Mais du moment où la France, à la chute des Bourbons, rompt définitivement avec la poésie de l'ancien royaume, Chateaubriand est voué « à la solitude, à l'incompréhension et à l'oubli ». À la poésie revient du moins la mission de faire revivre les « spectres des anciens rois de France ». Comme Milton, Chateaubriand regrette que Lucifer (Napoléon) n'ait pas « secondé les desseins primitifs de Dieu ». Comme Byron, il reconnaît à la poésie, « refuge de la religion », une vocation à « garder le „souffle“ dans un monde irrespirable ». Rimbaud, comme lui, sentira venir la « terreur » après un bref éclair d'« éternité » ; et, parce que l'entrée dans « l'âge des ténèbres » le conduit à « travailler avec mystère », il annonce aussi Mallarmé.

À Ulysse racontant ses errances aux Phéaciens, à Énée évoquant pour Didon la chute de Troie, fait écho Eudore, le héros des Martyrs, dont la confession s'inscrit dans le cadre d'une Rome impériale où, sur fond de terreur, se devinait la lumière naissante de l'Église. La Terreur de 1793 résume celles qui ont accablé le monde depuis la chute de l'antique Athènes ; mais, survivant des massacres décrétés par la Convention, Chateaubriand en vient à se demander si le rétrécissement du cœur de l'homme ne conduit pas la société à une terreur pire encore que les précédentes. C'est au poète, à nouveau, qu'il revient d'exprimer « la cendre d'ennui et de nivellement » s'épandant sur les interrègnes qui ont succédé aux cataclysmes. « Après Napoléon, néant » : superbe raccourci d'un « enchanteur » mieux connu pour la longueur de ses périodes. De fait, même s'il met en perspective le face-à-face de l'écrivain et du tyran, Marc Fumaroli montre combien la figure satanique présidant aux destinées d'un régime qui rappelait le Bas-Empire romain impose sa grandeur à celui qui écrit désormais sous le « Roi-Poire ».

Observateur engagé et désenchanté de notre temps, Marc Fumaroli parle d'une seule voix, dirait-on, avec Chateaubriand. La hauteur et les beautés de son style assurent la continuité des citations aux commentaires ; il qualifie (sans guillemets) d'assassinat l'exécution du duc d'Enghien et, aux pires moments de l'Empire, substitue le nom de Bonaparte à celui de Napoléon. On suspecte un peu sa ferveur quand Chateaubriand est, dans un même élan, crédité de la passion de la liberté et du goût de l'égalité. Mais il distingue ailleurs l'égalité vécue à l'état naturel et cultivée par l'Évangile, de la passion antisociale de l'égalité absolue, qui conduit à l'anéantissement de la liberté. Avec une même ferveur, Marc Fumaroli regrette que la réhabilitation de la [...]

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Écrit par

  • : professeur de littérature française à l'université de Paris III-Sorbonne nouvelle

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