CHERN SHIING-SHEN[CHEN XINSHEN](1911-2004)
Que faut-il pour qu'on dise d'un homme qu'il est l'un des plus grands mathématiciens de son temps ? Le nombre de théorèmes prouvés importe peu. Il faut avoir trouvé ceux qui révèlent une compréhension profonde et inventé de nouveaux objets mathématiques qui reconfigurent les acquis du passé et permettent d'avancer. On peut aussi marquer son époque par ses qualités personnelles en attirant l'attention sur les travaux de ses maîtres, en se liant d'amitié avec ses pairs, en encourageant les jeunes et en établissant les institutions qui servent de matrice au développement des mathématiques. C'est par ces divers moyens que le mathématicien sino-américain Shiing-shen Chern [Chen Xinshen], mort le 3 décembre 2004, est devenu une figure incontournable de la géométrie différentielle, un domaine des mathématiques qui étudie les propriétés des espaces courbes et décrit les forces fondamentales de la physique contemporaine.
Né le 26 octobre 1911 à Jiaxing, dans la province du Zhejiang, Chen Xinshen fréquente d'abord l'université de Nankai à Tianjin, puis celle de Tsinghua à Pékin où il obtient une bourse d'étude pour l'étranger. La visite de Wilhelm Blaschke (1885-1962) en 1932 l'incite à se rendre en Allemagne. Malgré les lois raciales nazies, l'université de Hambourg, où il passe deux ans, est alors rayonnante. Soutenant sa thèse en 1936, il séjourne ensuite un an à Paris, où il rencontre Élie Cartan (1869-1951) qui aura sur son œuvre une influence déterminante.
Rentré à Pékin dans la tourmente de la guerre sino-japonaise, Chern est appelé à l'Institute for Advanced Study de Princeton en 1943. Son voyage à bord d'un avion militaire dure plus d'une semaine, passant par l'Inde, l'Afrique et le Brésil avant de rejoindre la tour d'ivoire du New Jersey, désertée d'une partie de ses membres mobilisés pour la guerre. C'est alors que, à la suite d'une discussion avec André Weil (1906-1998) qui vient lui-même de publier une autre preuve avec Carl B. Allendoerfer (1911-1974), il énonce sa célèbre preuve de la formule généralisée de Gauss-Bonnet qui permet de marier géométrie locale et invariants topologiques globaux. Ce théorème généralise le fait que la somme des angles d'un triangle varie en fonction de la courbure de la surface sur laquelle il est tracé. En dimension supérieure, il exprime la caractéristique d'Euler-Poincaré d'une variété riemannienne en termes d'une intégrale d'une fonction de la courbure.
Sa preuve le conduit à la définition des classes caractéristiques de Chern, un concept fondamental pour les mathématiques de la seconde moitié du xxe siècle. Selon Chern, une propriété est dite géométrique si elle ne dépend pas directement des coordonnées. Utilisant la notion de fibré tangent, les classes de Chern sont des éléments des groupes de cohomologie d'une variété différentielle et caractérisent les propriétés topologiques de la variété. En 1974, Chern développe avec James H. (Jim) Simons la notion d'invariants de Chern-Simons qui décrit la structure mathématique des théories de jauge en physique.
En 1946, Chern participe, en Chine, à la fondation de l'Institut mathématique de l'Academia sinica. À la suite de la poussée maoïste, il revient à Princeton en 1948 et rejoint bientôt l'université de Chicago. En 1960, il s'installe à l'université de Californie à Berkeley où, avec Stephen Smale (né en 1930) et Morris Hirsch (né en 1933), il participe au développement d'une école de géométrie influente. Après sa retraite en 1979, Chern fondera encore deux instituts mathématiques (à Berkeley et à Tianjin) et œuvrera à la tenue du congrès international des mathématiciens à Pékin en 2000. Il a reçu le prestigieux prix Wolf en 1984.[...]
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Écrit par
- David AUBIN : professeur, université Paris-VI
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