LACLOS CHODERLOS DE (1741-1803)
« Les Liaisons dangereuses »
Une œuvre test
Les Liaisons sont un chef-d'œuvre énigmatique. Qu'a voulu démontrer l'auteur ? Il porte un masque, et il nous dit d'entrée qu'il porte un masque, pour que nous ne sachions plus, en définitive, s'il porte un masque : un « Avertissement » prévient : « Ce n'est qu'un roman », et la préface qui le double garantit que ce recueil de lettres est authentique. Ce dédoublement caractérisera l'art de Laclos. Honnête homme par excellence ? Mais peut-être, par cela même, romancier d'un livre pervers, prêchi-prêchant l'utilité de « dévoiler les moyens » qu'emploient les corrupteurs, pour mieux s'octroyer le droit d'« observer, sentir et peindre », selon sa définition du romancier, le trouble de la présidente de Tourvel prise aux rets de ses liaisons dangereuses.
En doute sur les intentions de l'auteur, il convient de consulter l'œuvre seule. Que signifie-t-elle ? La signification du Père Goriot ou de Madame Bovary ne se prête guère à des interprétations aussi contrastées que celles – horreur ou extase – dont les Liaisons sont l'épreuve, chacun s'y projetant, comme dans le test de Rorschach : Grimm, sa prudence cauteleuse à l'égard de la bonne compagnie ; La Harpe, sa hargne de réactionnaire ; Musset, sa suffisance de dandy romantique qui rabaisse Valmont au-dessous de Lovelace ; Baudelaire, son satanisme ; Giraudoux, tendre racinien, son hermaphrodisme du couple tragique ; Malraux, sa mythologie de la volonté ; Vailland, son petit catéchisme de crypto-roué communiste ; Dominique Aury, son espoir de libérer la femme ; pour ne rien dire de tous ceux – Sainte-Beuve, Lanson, etc. – qui préfèrent la consigne du silence sur cet ouvrage interdit de 1815 à 1875.
L'énigme ne vient pas de l'anecdote. Presque du feuilleton : deux complices, deux séducteurs, chacun à la manière de son sexe selon les mœurs du temps ; elle, la marquise de Merteuil, en se dissimulant – Tartuffe femelle, pour Baudelaire ; lui, le vicomte de Valmont, en fanfaronnant, se vengent à pervertir Cécile de Volanges, une innocente de quinze ans ; entre-temps, Valmont parvient encore à déshonorer la vertu même, la présidente de Tourvel qui en meurt, et, tandis qu'il se fait tuer en duel, sa complice, trahie, ruinée, défigurée par la petite vérole, quitte la France.
Trop de clarté devient suspecte
Observons l'art du romancier. Rien de plus simple en apparence : un récit par lettre, qui suit l'ordre linéaire du calendrier. Les lettres offrent de nombreux avantages. On nous les livre, elles détectent ; c'est, sous une autre forme, mais selon le même principe, la technique du Diable boiteux qui soulève les toits de Paris : elles découvrent ce qui est couvert. Comme, d'ailleurs, chaque épistolier y parle nécessairement de ce qu'il connaît en première personne, le romancier n'a pas à faire preuve de cette voyance qui – reprochait Sartre à Mauriac – prive les personnages de leur liberté : le lecteur est informé de tout, sans avoir à intervenir. Au surplus, chaque épistolier, menteur ou sincère, s'exprime à sa manière : d'où la rare « variété des styles » dont se flatte Laclos en sa préface, dont Grimm le félicite, et si frappante que Y. Le Hir n'en voit d'autre explication que l'authenticité des lettres. Menteuse ou véridique, une lettre s'adresse toujours à quelqu'un qu'il importe de prendre en considération si l'on a de l'usage ; c'est ce qu'enseigne la marquise de Merteuil à Cécile de Volanges : « Vous écrivez toujours comme un enfant... c'est que vous dites tout ce que vous pensez, et rien de ce que vous ne pensez pas ; [or] vous voyez bien que, quand vous écrivez à quelqu'un, c'est pour lui et non pas pour vous : vous devez donc moins chercher à lui dire ce que vous pensez, que ce qui lui plaît davantage. » Mais mentir[...]
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Écrit par
- Yvon BELAVAL : professeur émérite à l'université de Paris-I-Sorbonne
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