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CHOSES VUES, Victor Hugo Fiche de lecture

Les archives d'une histoire à venir

Justement quels détails retenir ? Quels sont ceux auxquels la postérité accordera de l'importance ? Certes, il y a des événements dont on sait qu'ils seront d'emblée mémorables : le retour des cendres de l'Empereur, les derniers instants de Balzac ou de Chateaubriand, la révolution de 1848 ou l'élection de Louis-Napoléon Bonaparte. Là, Hugo fait œuvre de journaliste et relate les faits à l'instant même où ils entrent dans l'Histoire. Ainsi de la fuite de Louis-Philippe : « Chemin faisant, le roi ôta son faux toupet et se coiffa d'un bonnet de soie jusqu'aux yeux. Sa barbe n'était pas faite de la veille. Il n'avait pas dormi. Il était méconnaissable. Il se tourna vers la reine qui lui dit : „Vous avez cent ans“ ». Mais, pour le reste, comment établir des critères de sélection ? Hugo choisit précisément de ne pas choisir. Il engrange les données sans les hiérarchiser. Choses vues est un vaste pêle-mêle d'anecdotes, de bons mots, de confidences recueillies auprès des Grands : « le roi m'a dit... » ; « M. le duc d'Orléans me contait... ». S'y ajoutent des notations brutes : « Février 1848. Des canons et des caissons traversent les rues et se dirigent vers les Champs-Élysées » ; des scènes insolites : Louis-Philippe classant les ossements de ses ancêtres dans le caveau familial ou un domestique jetant aux égouts le cerveau de Talleyrand après l'embaumement de celui-ci ; des historiettes concernant les gens de théâtre ; enfin, une multitude de portraits où Hugo aiguise son trait à la manière d'un Saint-Simon. Ainsi de Thiers : « Spectacle étrange que ce petit homme essayant de passer sa petite main sur le mufle rugissant d'une révolution » ou de Blanqui : « C'était une sorte d'apparition lugubre dans laquelle semblaient s'être incarnées toutes les haines nées de toutes les misères ». Davantage que les menus faits-divers de l'Histoire, ce sont ainsi les petites mythologies de son époque que Hugo semble traquer, c'est-à-dire des données riches de sens, mais dont le sens, encore indécis, attend une définition ultérieure. Exemple frappant de ce travail de sémiologue : la scène où, flânant dans l'hémicycle vide de l'Assemblée, il entreprend de déchiffrer ce que les députés ont griffonné sur leurs pupitres.

Passant du recueil de notes au décryptage de signes, Choses vues perd alors de son objectivité. Si le ton reste impersonnel, l'auteur prend parti. Du règne finissant de Louis-Philippe, il souligne la décadence à travers le compte rendu des nombreux procès de l'époque, comme celui du duc de Praslin, accusé d'avoir sauvagement assassiné sa femme. Des députés de la gauche, il souligne la petitesse et met en exergue les perles de leurs discours. Il cite des extraits de ses propres allocutions, formule des sentences et des aphorismes, mentionne ses engagements et ses visites parlementaires, dans les prisons notamment. Bref, les fragments de Choses vues révèlent peu à peu le spectacle d'une conscience politique qui s'éveille. Lorsque celle-ci s'affirmera, que Hugo sera devenu un opposant politique en exil, ils n'auront plus de raison d'être. De plus en plus critiques et subjectifs, ils iront en se raréfiant pour laisser place aux œuvres littéraires que l'auteur remet en chantier.

Quoi qu'il en soit, Choses vues compose en ensemble sans équivalent dans la littérature française. À la fois chronique, journal de bord, dossier de travail, almanach et essai, il se situe, comme l'a dit Claude Duchet, quelque part entre le Journal des Goncourt et les Cahiers de Paul Valéry. Il reste une des créations les plus étonnantes de Hugo, essentielle pour pénétrer le cœur du xixe siècle.

— Philippe DULAC[...]

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Écrit par

  • : agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure

Classification

Média

Victor Hugo à Guernesey en 1870 - crédits : Andre/ Henry Guttmann Collection/ Hulton Archive/ Getty Images

Victor Hugo à Guernesey en 1870