CHRÉTIEN DE TROYES (1135 env.-env. 1183)
Un nouveau discours amoureux
L'élaboration d'un nouveau discours amoureux est au centre d'un dispositif romanesque qui rivalise avec l'Art d'aimer d'Ovide ainsi qu'avec la poésie des troubadours. Dans Érec et Énide et dans le Chevalier au lion, un héros gagne une épouse dans un premier mouvement de prouesse, puis la perd par oubli des armes ou négligence de l'amour, et la reconquiert après une douloureuse errance. Mais cet éloge de l'amour conjugal ne réussit pas à oblitérer le souvenir de la légende de Tristan. L'histoire des amants de Cornouailles, pourtant réprouvée dans l'une des deux chansons lyriques attribuées à Chrétien, offre un modèle fascinant et irritant. Fénice, amante de Cligès, doit épouser, comme Iseut, l'oncle de celui qu'elle aime. Lorsqu'elle feindra la mort pour échapper à cette contrainte matrimoniale, elle sera torturée par des médecins qui, pour avoir percé la ruse de la fausse morte, croient avoir prise sur le désir amoureux. Son supplice répond avec une cruelle ironie à son vœu d'être démembrée, plutôt que d'accepter que l'on fasse mémoire d'elle en l'associant à la femme du roi Marc. Les souffrances, physiques et morales, de Tristan hantent l'imaginaire de Chrétien. Admis après bien des épreuves dans le lit de Guenièvre, Lancelot, blessé, souille de sang le lit de la reine : la plaie d'amour s'inscrit dans le réel pour dénoncer la passion adultère, mais elle annonce aussi le miracle de l'amour. Avec le Chevalier à la charrette, Chrétien atteint l'apogée de son art de la « conjointure ». Nouveau Tristan, Lancelot est aussi, en même temps, une figure du Christ. Enfin, au cœur du Conte du Graal règne un roi infirme, souffrant d'un coup porté entre ses hanches. Cette chair meurtrie reconduit le problème de la faute dans un roman aux accents mystiques.
Entre corps dépecé et union conjugale, la « conjointure » prend figure d'adynaton (association de choses incompatibles) conduisant l'œuvre à la limite de ses possibilités de faire sens. Quelle qu'en soit la cause, l'inachèvement du dernier roman, le Conte du Graal, signale le point de rupture d'une œuvre ouverte jusqu'à l'éclatement sur les grands courants de pensée de son temps. Rien d'étonnant à ce que les écrivains du siècle suivant se soient tournés vers celle-ci pour y puiser leur inspiration. Le cycle du Lancelot-Graal, chef-d'œuvre du roman en prose du xiiie siècle, suffirait à lui seul à mesurer l'importance de la postérité de Chrétien, pour ne rien dire de son retentissement dans les littératures étrangères.
Comme le signale Huon de Méry (xiiie s.), la perfection de cette œuvre tient aussi à la nouvelle incarnation d'une langue poétique en « bel françois » que Chrétien « prenait tout à plein » et dont il « a choisi toute l'élite ».
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Écrit par
- Yasmina FOEHR-JANSSENS : docteur ès lettres, maître assistante à la faculté des lettres de l'université de Genève
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