MARKER CHRIS (1921-2012)
Le jeu avec le temps
La même année 1962, en contraste apparent avec cette investigation sur le présent immédiat, un film insolite, La Jetée, se pose sans tapage en rupture avec l'esprit du temps (la nouvelle vague), les formats commerciaux (il s'agit d'un court-métrage), le genre choisi (la science-fiction). Construit à base de photographies, ce petit film déconcerte la critique traditionnelle, mais fascine davantage encore tout un public de cinéphiles, qui lui assurera une renommée persistante. La Jetée est une plongée dans l'inconscient, dans la mémoire d'une génération marquée par ses images d'enfance ; c'est en même temps une vision pessimiste de l'avenir lointain de l'humanité, dévastée par une troisième guerre mondiale avant d'être stérilisée par sa quête de la perfection absolue. Maniement subtil des paradoxes de la mémoire et du temps, le film suscitera de multiples interprétations de la part de psychanalystes, de philosophes, et même de physiciens. Vingt ans plus tard, dans Sans soleil (1982), puis avec Immemory, Marker révélera quelques-unes des sources de son inspiration, entre Hitchcock et Proust, son obsession de la mémoire et sa conception poétique de l'espace-temps.
De 1962 à 1967, Marker recommence à voyager. Il découvre le pays qui ne cessera par la suite de le fasciner : le Japon (Le Mystère Koumiko, 1966). Il fait un bilan de ses voyages, rassemblant ses photographies dans un film : Si j'avais quatre dromadaires, 1966, est une esquisse prémonitoire d'Immemory, réaffirmant la place que tient l'image arrêtée dans sa conception du temps.
En attendant de devenir un « tiers-mondiste du temps » (avec Sans soleil), il reste, de 1967 à 1977, un tiers-mondiste atypique, et un militant que rien, sauf le talent, ne semble distinguer du cinéma des révoltés de 1968, enthousiasmés par l'irruption de la vidéo légère, fille du cinéma direct. Aux côtés des ouvriers qu'il incite à faire eux-mêmes leurs films (Classe de lutte, 1969-1970), il intervient surtout en conseiller, en producteur (en créant le collectif Slôn, qui devint Iskra) et en sauveteur des entreprises désespérées (Puisqu'on vous dit que c'est possible, 1973, montage de plans montrant les ouvriers en grève de l'usine Lip).
Simultanément, le voyageur se porte sur tous les fronts où se manifeste l'impérialisme américain : Vietnam, Cuba, Brésil, et surtout Chili. Il s'efface derrière les collectifs, infatigable et discret coordinateur. Ce qu'il avait été pour Loin du Vietnam, il le redevient pour La Spirale, sur la tragédie chilienne (1975). On le retrouve à nouveau au Japon, avec le réalisateur Yann Le Masson qui lui confie le commentaire de Kashima Paradise (1974) pour dénoncer les méthodes du capitalisme nippon. Depuis 1968, les États-Unis n'étaient plus seuls en cause : en brisant la révolution socialiste tchèque, l'U.R.S.S. s'était révélée non plus une alliée distante, mais une autre menace impérialiste.
Peu à peu cependant, Marker pressent la fin de cette fièvre. Un film insolite, une fable utilisant les techniques documentaires (L'Ambassade, 1974), analyse l'échec d'un mouvement empêtré dans ses contradictions. Marker commence en même temps à rassembler les matériaux d'un film, sombre bilan d'une décennie qui aurait pu changer le monde (Le fond de l'air est rouge, 1977). En trois heures (Du Vietnam à la mort du Che - Mai 68 et tout ça - Du printemps de Prague au Programme commun - Du Chili à - quoi, au fait ?), il propose une conduite de deuil pour les années 1967-1977. Histoire, mémoire ; passé, avenir : Marker transforme désormais en analyses pénétrantes les intuitions de naguère. « Ce qui me passionne, avouera-t-il plus tard, c'est l'Histoire, et la politique m'intéresse seulement dans la mesure où elle est[...]
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Écrit par
- Guy GAUTHIER : écrivain et critique de cinéma, ancien chargé de cours à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot, docteur de troisième cycle, université de Paris-VII-Denis-Diderot
Classification
Autres références
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