MARKER CHRIS (1921-2012)
Entre Japon et Russie
Et vint le moment d'une remontée du cours de l'histoire. En 1982, « aux deux pôles de la survie », le Japon de la surindustrialisation et le Tiers Monde (en l'occurrence la Guinée-Bissau), il médite sur le prix payé par le Japon pour son développement et sur la faillite tragique des révolutions qui dévorent leurs enfants. Dans Sans soleil, film crépusculaire et désespéré, surgit, venu du futur de La Jetée, un de nos lointains descendants, un « tiers-mondiste du temps » (« L'idée que le malheur existe dans le passé de sa planète lui est aussi insupportable qu'à eux l'existence de la misère dans leur présent »). Ce visiteur compassionnel et impuissant ne garde de notre époque que le souvenir du cycle des mélodies de Moussorgski, intitulé Sans soleil, dont les paroles (non citées dans le film) révèlent une mélancolie mortelle, comme le Nostalghia (1983) de son ami Tarkovski.
Marker va devenir à son tour un voyageur du futur en revenant sur le passé de deux de ses amis, cinéastes russes que rien ne rapprochait, sinon la Russie profonde, celle de Moussorgski. Alexandre Medvedkine (Le Tombeau d'Alexandre, 1992) et Andrei Tarkovski (Une journée d'Andrei Arsenovitch, 2000) attestent de la résistance des forteresses individuelles intérieures au cœur d'une tragédie collective.
Le Japon, entre-temps, revient en scène avec un film déroutant et complexe, Level Five (1996). Une jeune femme, Laura (comme l'héroïne de Preminger), en quête de son passé sentimental, recherche sur la Toile les données qui lui permettront de terminer le jeu vidéo entrepris par son compagnon avant de mourir. De ce voyage virtuel au pays des ombres et des fantômes resurgit une tragédie oubliée des historiens, censurée par la mémoire collective : la bataille d'Okinawa, îlot perdu dans l'océan de l'histoire, où la Machine à tuer se montre en son perfectionnement ultime. Mais un jeu vidéo ne reconstruit pas l'histoire, dont les cicatrices sont indélébiles. Voyageur dans l'espace, puis dans le temps, Marker poursuit son parcours dans le dernier en date des territoires à explorer, ce qu'il appelle « le réseau des réseaux ». Mais des anciens voyages, il reste un style d'approche.
Il faut donc prendre ensemble les deux films « japonais » et les deux films « russes » (unité d'une œuvre) pour comprendre que Chris Marker ne s'est pas réfugié dans le virtuel. Il ne cesse pas pour autant de dénoncer à hauteur d'homme, du point de vue des victimes et des anonymes, les falsifications de l'image, les manipulations de la mémoire, les ruses du pouvoir. Dans Coréennes, il écrivait déjà à son confident le Chat G. (qui s'est appelé plus tard, pour guider le visiteur d'Immemory, Guillaume-en-Égypte) : « Non, Chat G., je n'aborderai pas les Grands Problèmes. Ceux-là ne manquent pas de bras, reportez-vous à votre journal habituel. Si j'en parlais, ce serait à la manière d'Henry V : „Un orateur n'est qu'un bavard, une devise n'est qu'un slogan, politique se change, statistique se fausse, belle alliance se retourne, clair drapeau se ternit, mais un visage humain, ô chat, c'est le soleil et la lune“. »
Aussi est-il logique de terminer par Chats perchés (2004), petit chef-d'œuvre d'humour, hommage aux graffitis artistiques et à l'ultime sagesse du chat, dernier veilleur de la ville. Comme des ombres surgies du passé, les manifestants d'aujourd'hui, visages anonymes qui rappellent que l'œuvre de Marker fut en définitive vouée au « visage humain », s'obstinent à occuper la rue dans un carrousel de manifestations, retour nostalgique et désenchanté au temps où « le fond de l'air était rouge ».
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Écrit par
- Guy GAUTHIER : écrivain et critique de cinéma, ancien chargé de cours à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot, docteur de troisième cycle, université de Paris-VII-Denis-Diderot
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