CHROMO, esthétique
Les techniques industrielles de l'image — imprimerie, photographie, cinéma, télévision — excellent dans la reproduction des contours, des rapports de clarté et d'ombre (des valeurs), voire des couleurs en aplat, mais elles sont infirmes dès qu'il s'agit des couleurs complexes. D'où trois solutions : se cantonner dans une seule couleur neutre ; réduire l'image à quelques aplats juxtaposés ; s'approcher des couleurs complexes par la superposition de couleurs simples. Dans les trois cas, le chromatisme est infidèle à l'original. Dans les deux derniers, il est à l'intérieur de lui-même plus ou moins désaccordé, et on tente de le fondre en choisissant des tons dessaturés (souvent froids) ou au contraire sursaturés (souvent chauds, c'est le cas de nombreuses reproductions d'art), le tout baignant dans un lustré ou un satiné réconciliateurs ou bien dans la luminance de la télévision ou de la diapositive. Cette rencontre de caractères appelait un mot spécial. Le français a jeté son dévolu sur chromo, sans doute parce que c'est dans la chromolithographie de la fin du xixe siècle que le syndrome (le lustré mis à part) est apparu en premier lieu. Peut-être est-ce là aussi que le reconditionnement de la couleur a entraîné le plus sensiblement la restructuration du dessin : dès 1895, le graphisme de l'affichiste belge Henri Meunier annonce Lichtenstein, et sa mise en page préfigure le surréalisme.
Mais les objets industriels ont les mêmes caractéristiques de couleur que leurs images. L'industrie construit par éléments, non par parties ; ces éléments sont de provenances diverses ; souvent, pour des raisons de conservation, ils ont été d'avance, et indépendamment, peints ou chromés. Il y a là une nouvelle source permanente de désaccords coloristiques, et ceux-ci appellent les mêmes solutions de raccordement : neutralité, saturation, dessaturation, brillance, si impérativement qu'on parle de couleurs industrielles.
L'effet « chromo » des images et des objets a diffusé une nouvelle esthétique du monde quotidien. La couleur a repris, dans l'environnement, le rôle de mobilisateur perceptif et émotif qu'elle avait perdu depuis la Renaissance. Elle a précipité la décomposition de l'objet en éléments erratiques. Elle a valorisé le hasard comme système de production : ensemble aléatoire des enseignes lumineuses, balance au choix (jusqu'au flicker, qui est l'équivalent du fading de la radio) de la télévision. Elle a émoussé la discrimination visuelle, appelant d'incessantes surenchères. Bref, elle a favorisé partout la métonymie (syntagmatique) aux dépens de la métaphore.
Les arts majeurs ont exploité cette situation : aplats de l'Olympia de Manet, dès 1863, surchauffe du fauvisme et de l'expressionnisme nordique, refroidissement du surréalisme, clinquant du pop art et de l'art optique, sculpturalité de la couleur industrielle (axiomatique) chez Jean-Pierre Raynaud, fanfare polychromique de la Cité radieuse de Le Corbusier, coloration instrumentale du jazz. Récemment, l'hyperréalisme américain a tiré de nouvelles conséquences des désaccords du Polaroïd et du Kodachrome pour fragmenter le spectacle en « objets partiels » purement « intenses », schizanalyse visuelle.
Mais l'art du passé lui-même donne lieu ainsi à d'autres lectures. À la lumière criarde de l'effet « chromo », Grünewald, Altdorfer, Baldung Grien, Dürer (en Allemagne), Uccello ou Rosso (en Italie) trahissent mieux les ressorts de leur turbulence et montrent les affinités de la couleur désaccordée avec certaines inquiétudes de la Renaissance et avec le maniérisme en général.
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Écrit par
- Henri VAN LIER : docteur en philosophie, professeur à l'Institut des arts de diffusion, Bruxelles
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