CHRONIQUES et LA PRINCESSE DU SANG (J.-P. Manchette)
En 1995, un an après la mort de Jean-Patrick Manchette, Doug Headline et François Guérif ont fait paraître aux éditions Rivages (collection Rivages/Thriller) le texte de son roman inachevé La Princesse du sang, avec une Préface très bien documentée de Doug Headline ; ils publiaient en même temps un volume de Chroniques (collection Rivages/Écrits noirs), réparties sur presque vingt années et que l'auteur de La Position du tireur couché avait données à la presse, essentiellement aux revues Polar et Charlie Mensuel. On aurait pu craindre qu'une telle recollection ne constituât qu'un catalogue de nouveautés vieilles de quinze ans, un corpus d'archives mortes. Il n'en est rien. Manchette use de cette tribune pour rendre compte, dans un style nerveux et économe de ses moyens, de l'actualité du roman policier, pour analyser en profondeur le genre et son succès, pour en établir l'histoire et la poétique. L'influence manifeste du situationnisme, l'interférence permanente de l'actualité du « polar » et d'une critique radicale de la vie quotidienne rendent passionnantes ces Chroniques, qui posent les bonnes questions sur le champ littéraire, les modèles esthétiques dominants d'une époque, les liens complexes des écrivains en situation, les rapports entre leurs œuvres et leurs publics.
Article après article, avec des livraisons plus nombreuses entre 1979 et 1982, Manchette opère des distinctions fortes dans la catégorie floue du roman policier. Il perçoit trois branches dans un genre dont le seul et fragile élément fédérateur serait le récit d'une histoire criminelle. Le roman à énigme, dont les pères fondateurs sont Edgar Allan Poe, Arthur Conan Doyle et leurs continuateurs britanniques comme Agatha Christie, présente aux lecteurs un crime que le détective privé s'emploie à élucider. Le roman à suspense, le thriller, propose l'angoisse, la peur comme pacte de lecture ; Manchette le refuse moins brutalement que le roman à énigme – il apprécie Patricia Highsmith par exemple –, mais il le pense hybride, et ce n'est pas sa terre d'élection. Le roman noir enfin, tel que l'inventent les grands maîtres américains, Raymond Chandler et plus encore Dashiell Hammett avant la guerre. Voilà le lieu d'où écrit Manchette et dont il fait son mythe personnel. Violent, cynique, désespéré sans pleurnicheries, le policier hard boiled est paré des vertus cardinales de la littérature. Le « privé », solitaire et sans illusions, embarqué dans une histoire faite pour rester obscure, dans une action rythmée par les meurtres, les verres d'alcool et les trahisons, est bien « le cœur d'un monde sans cœur ». On est proche ici de la « vision du monde » chère à Lucien Goldmann : le polar est à l'image de son époque. Le roman à énigme était une des formes de l'inquiétude bourgeoise devant la « mauvaise volonté des exploités », qu'elle réifiait comme crime. Le polar, quant à lui, « défend la vertu dans un monde sans vertu ». Le roman criminel américain, violent, réaliste, est le prisme d'un moment historique identifié par Manchette comme sauvagement contre-révolutionnaire, sous les formes conjuguées du capitalisme, des fascismes et du stalinisme.
En France, la fameuse « Série noire » de Marcel Duhamel se fera progressivement, après la guerre, l'agent principal de la transformation en un genre classique de cette « petite forme sous-littéraire ». Manchette salue en Léo Malet l'inventeur du roman noir à la française, se détournant d'Albert Simonin, trop exclusivement attaché à la verve langagière des truands. Le « néopolar » est l'héritier direct de cette histoire sur laquelle Manchette revient à plusieurs reprises. Le bon romancier est l'observateur amer, patient, qui exerce sur le réel un point de vue[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Michel P. SCHMITT : professeur émérite de littérature française
Classification