CHYPRE
Nom officiel | République de Chypre |
Chef de l'État et du gouvernement | Ersin Tatar - depuis le 23 octobre 2020 (Pour la République turque de Chypre du Nord.) , Nikos Christodoulidis - depuis le 28 février 2023 (Pour la République de Chypre.) |
Capitale | Nicosie |
Langue officielle | Grec, turc en République de Chypre ; turc en République turque de Chypre du Nord |
Population |
1 344 976 habitants
(2023) |
Superficie |
9 250 km²
|
Article modifié le
Histoire
Du haut Moyen Âge à la conquête ottomane
Au Moyen Âge, comme durant la période antique, Chypre n'échappe pas aux contraintes économiques et politiques qui insèrent l'île à l'histoire du continent auquel elle appartient : soumise, ou non, aux pouvoirs dominant le Proche-Orient, Chypre vit des relations étroites qu'elle entretient avec les côtes syro-palestiniennes, micrasiatiques ou égyptiennes, demeurant, par ailleurs, un carrefour majeur des routes maritimes en Méditerranée.
Chypre, province byzantine
De manière symbolique, le ive siècle est passé dans la mémoire des chroniqueurs comme une période de profonds bouleversements, au moment où l'Empire romain d'Orient prend forme. Une série de catastrophes naturelles secoue l'île, tels les violents séismes de 332, 342 et 365, qui détruisent les anciennes cités de Salamine, Paphos et Kourion, provoquant l'intervention directe du pouvoir impérial dans les programmes de reconstruction des édifices ; grâce aux initiatives de Constance (337-361), fils de l'empereur Constantin, Salamine est relevée de ses ruines et promue capitale de la province, sous le nom de Constantia. Progressivement, les conditions économiques générales sont rétablies et rendent une certaine prospérité à l'île, essentiellement perceptible à travers l'activité des échanges, sur le littoral, en milieu urbain.
L'assistance directe des empereurs se traduit aussi par la protection accordée à l'Église de Chypre. Si le passage de sainte Hélène, mère de Constantin, dans l'île relève de légendes tardives, l'épisode annonce l'action décisive des empereurs dans la vie des institutions ecclésiastiques insulaires ; au terme de plusieurs crises et conciles (431, 485-489), l'Église est détachée du ressort du patriarcat d'Antioche et élevée au rang d'archevêché indépendant (autocéphale). Dès lors, la foi chrétienne, introduite dès la fin des années 40 par l'évangélisation des apôtres Paul et Barnabé, se diffuse sans entraves à travers l'île ; elle se manifeste par l'édification de basiliques paléochrétiennes – une trentaine datée des ive-vie siècles –, par la participation de prélats aux grandes controverses théologiques – saint Spyridon de Trémithonte, saint Épiphane de Salamine au ive siècle –, par l'essor de l'érémitisme et du monachisme : autant de facteurs conférant à Chypre le caractère d'une « île sainte », terre de refuge pour les chrétiens du Proche-Orient menacés par les guerres perses, puis par l'expansion arabe, ce dont témoigne saint Jean l'Aumônier, patriarche d'Alexandrie, qui regagne son pays natal, dans les années 610.
L'apparition de la puissance militaire arabe en Méditerranée, au viie siècle, constitue le principal facteur de déstabilisation de l'autorité byzantine sur Chypre, amplifiant les effets de crises économiques qui réduisent le dynamisme des activités urbaines au profit des zones rurales. Placée sous la menace directe de la flotte arabe, dont la première violente expédition (648-649) conduit à la destruction de cités littorales, l'île fait l'objet de traités entre pouvoirs califal et impérial, régulièrement renouvelés et rompus. Ces renversements de situation malmènent la population insulaire : du milieu du viie siècle au début du xe, les Chypriotes sont emmenés, par milliers, en captivité en Syrie-Palestine, alors que l'empereur Justinien II ordonne leur déportation sur la côte de la mer de Marmara, entre 691 et 698. Cette longue période de rivalité voit les insulaires verser tribut tantôt aux Arabes, tantôt aux Byzantins, parfois en vertu d'accords officiels entre les deux pouvoirs rivaux. Durant ces trois siècles de troubles, Chypre demeure province byzantine et, du fait de sa position frontalière, échappe aux persécutions lancées par les empereurs iconoclastes (725-843), accueillant prélats et moines hostiles à la politique impériale.
Le rétablissement complet de la domination byzantine sur l'île intervient au terme d'une expédition navale lancée vers 965 ; Chypre est alors pleinement réintégrée à la structure administrative et militaire de l'Empire, placée sous le gouvernement d'un stratège, puis, à partir du milieu du xie siècle, d'un dux, nommé, le plus souvent, parmi les membres de familles éminentes liées au palais de Constantinople. C'est également depuis la capitale impériale que sont choisis plusieurs archevêques de l'Église de Chypre, signe de l'importance croissante que tient la province dans la vie de l'Empire. Protégée des expéditions arabes, l'île connaît une prospérité économique fondée sur l'exploitation des ressources agraires et sur des échanges qui gagnent en intensité au xiie siècle, lorsque l'île sert de relais aux flottes croisées, notamment sous l'impulsion des marchands vénitiens, installés dans les ports de la côte méridionale après 1147.
La période de renforcement des institutions byzantines se traduit également par l'élévation de Nicosie au rang de capitale, la mise en place d'un système défensif et la multiplication des fondations monastiques, souvent à l'initiative d'ermites chassés de Syrie-Palestine par l'avancée des Seldjoukides et qui obtiennent le patronage de grands dignitaires impériaux. Ces circonstances particulières favorisent la création de monastères dont le patrimoine s'enrichira aux siècles suivants (Notre-Dame de Kykkos, Notre-Dame de Machairas, Saint-Néophyte), alors que d'autres institutions, moins richement dotées, seront néanmoins décorées par des artistes formés à Constantinople ou en Syrie ; ainsi, certains monuments reflètent-ils le brillant éclat de l'art à l'époque des Comnène (Panagia Phorviotissa à Asinou, Panagia Arakiotissa à Lagoudera).
La splendeur des décors d'églises ne masque pas pour autant une situation sociale qui semble particulièrement désavantageuse pour la paysannerie. Les divisions internes de la société insulaire, mal connues, participent de la sporadique remise en question de l'autorité impériale ; plusieurs révoltes menées par des gouverneurs (1040, 1092) révèlent des phases d'instabilité politique et c'est durant la sécession menée, entre 1184 et 1191, par Isaac Comnène – parent de la famille impériale, autoproclamé empereur de Chypre – que l'île passe sous domination franque.
Chypre, royaume franc
Conquête fortuite de la troisième croisade, Chypre se trouve détachée de l'Empire byzantin et associée à l'espace politique de l'Orient latin. Rapidement soumise par Richard Cœur de Lion, en juin 1191, le roi d'Angleterre la cède aux Templiers puis, en mai 1192, la vend à Guy de Lusignan, chevalier poitevin vassal de Richard et roi déchu de Jérusalem. Le gouvernement de Guy, non officialisé par le titre de roi, jette les fondements de l'État des Lusignan, assurant le maintien de la dynastie sur le trône jusqu'en 1473.
Il appartiendra à Aimery de Lusignan, qui succède à son frère Guy († 1194), de solliciter l'établissement de l'Église latine, en décembre 1196, pour que l'île soit élevée au rang de royaume ; à l'automne de 1197, Aimery est couronné au nom de l'empereur germanique Henri VI, qui avait obtenu la suzeraineté sur l'île au terme du traité passé avec Richard Cœur de Lion, le 26 juin 1193 ; ce transfert d'autorité plaçait la couronne de Chypre dans la dépendance du Saint Empire romain germanique, mais la dégageait des affaires tumultueuses du royaume de Jérusalem et d'une éventuelle reconquête byzantine. La tutelle impériale exercée avec force par Frédéric II, fils d'Henri VI, souleva cependant l'hostilité d'une faction des seigneurs francs emmenés par la famille Ibelin, qui l'emporta au terme de la guerre civile appelée guerre des Lombards (1229-1232). Aussi, lorsque le pape Innocent IV libère le roi de Chypre de son serment de fidélité à l'empereur, en 1247, le royaume de Chypre acquiert sa pleine indépendance politique et la conserve officiellement jusqu'à l'expédition mamelouke de l'été 1426, qui place le royaume franc sous la suzeraineté du sultan du Caire. En réalité, les Lusignan tiennent les rênes du pouvoir jusqu'à la mort de Jacques II, le 6 juillet 1473, la dynastie ayant associé au cours des xiiie et xive siècles les couronnes des royaumes de Jérusalem et d'Arménie à celle de Chypre.
Le régime féodal appliqué dans le royaume de Chypre appartient aux féodalités dites d'importation, puisque des institutions nées et élaborées en Occident sont transplantées dans les territoires conquis. À Chypre, cette greffe féodale, adaptée du modèle en vigueur dans le royaume de Jérusalem, est ajustée au système byzantin, ce qui mène à de subtiles associations qui ne bouleversent pas les divisions sociales antérieures à 1191. Ainsi s'établit un modus vivendi qui, d'une part, octroie aux Francs l'exclusivité des pouvoirs politiques et militaires, d'autre part, abandonne aux Grecs la moitié de leurs domaines et le droit de vivre sous la loi byzantine ; dès la conquête, l'île est placée sous un régime de coexistence juridique, chaque communauté suivant ses traditions, rites et coutumes. En conséquence, la monarchie chypriote conserve des monopoles autrefois détenus par l'empereur de Byzance (justice, monnaie, douanes, routes), associant les chevaliers francs au gouvernement lorsque la matière féodale entre en jeu, notamment pour les affaires touchant les fiefs ou lors de problèmes de succession au trône. Parallèlement, le roi prend le conseil de grands officiers, dont titulatures et charges sont calquées sur celles du royaume de Jérusalem ; quant à l'administration, elle est aux mains de secrétaires grecs et syriens qui conservent les divisions foncières et les techniques fiscales de l'époque byzantine.
La coexistence entre Francs et Grecs se maintient en dépit de crises, dont la plus sérieuse, entre 1222 et 1260, met en cause le statut de l'Église grecque, aboutissant à la réduction du nombre d'évêchés de treize à quatre, à une soumission formelle des hiérarques orthodoxes aux autorités latines. La date la plus déterminante demeure cependant 1291, lorsque la chute de Saint-Jean d'Acre transforme Chypre en avant-poste de la chrétienté au Levant. L'afflux de réfugiés francs, syriens et chrétiens orientaux, allié à une conjoncture économique et commerciale exceptionnelle, permet au royaume de connaître une période d'essor qui se traduit par la construction des grandes églises gothiques de Famagouste et Nicosie, par le développement des fondations monastiques latines. À maints égards, le règne d'Hugues IV de Lusignan (1324-1359) marque une période où les échanges culturels s'intensifient entre les communautés, soudées dans leur crainte de la menace musulmane, sous l'autorité d'un monarque soucieux de promouvoir une politique de prestige en direction de lettrés renommés (Boccace).
Avec le renversement des conditions démographiques et économiques, consécutif aux épidémies de peste qui laminent le peuplement insulaire après 1347, le royaume entre dans une période d'affaiblissement qui le contraint à chercher des appuis en Occident, en multipliant les alliances matrimoniales avec des familles princières ou en empruntant auprès des banquiers – italiens en particulier. Les expéditions militaires de Pierre Ier (1359-1369), les guerres perdues contre les Génois (qui occupent Famagouste de 1374 à 1464) et les Mamelouks (1426) entraînent la couronne dans un endettement permanent ; contraints d'emprunter aux bourgeois grecs ou syriens, les Lusignan font surtout appel aux banquiers vénitiens (Cornaro), leur affermant des revenus publics, leur concédant des villages. Par sa fragilité militaire et financière, le royaume glisse lentement dans la sphère d'influence vénitienne ; cette évolution est officialisée par le mariage de Jacques II avec Catherine Cornaro (1472).
Chypre, colonie vénitienne
L'installation du pouvoir vénitien sur Chypre s'articule à la fois sur la force, avec l'envoi immédiat de troupes au lendemain de la mort de Jacques II, et sur l'habileté politique, le Sénat de Venise s'engageant, dès 1474, à respecter les lois et traditions du royaume franc. La transition se réalise donc sans rupture pour la population insulaire, la société restant structurée sur le modèle féodal antérieur, bien qu'incorporée et soumise au Stato da mar(domaine vénitien d'outre-mer).
La domination vénitienne sur l'île, qui ne sera jamais sérieusement inquiétée avant l'été 1570, accompagne un retour de conjoncture favorable à l'essor des activités, phénomène observé dans toute la Méditerranée au xvie siècle. Entre 1474 et 1570, la population insulaire double – environ 180 000 habitants en 1570 – et l'économie rurale prospère, les investissements se réalisant principalement dans les plantations de coton, dont les récoltes sont écoulées en Italie par les marchands vénitiens qui contrôlent le commerce de l'île. L'enrichissement qui découle de la mise en exploitation des domaines ruraux profite à l'aristocratie chypriote, dont les intérêts deviennent étroitement liés à ceux des Vénitiens ; les alliances matrimoniales aidant, des familles chypriotes s'implantent en terre ferme, envoient leurs fils étudier à Padoue, fréquentent les milieux humanistes italiens ; très vite, les leçons de la Renaissance se diffusent à Chypre, favorisant l'éclosion d'une littérature de langue italienne, ou de langue grecque (dialectale), et d'une peinture gréco-vénitienne dans les décors d'églises, qu'elles soient de rite latin ou grec.
Considérées dans leur ensemble, les mesures prises par l'administration vénitienne restaurent effectivement la prospérité, mais toutes les classes sociales ne bénéficient pas de l'essor. La condition de la petite paysannerie dépendante semble empirer, du fait de l'accroissement démographique et de la paralysie des structures sociales, mais aussi parce que les crises de subsistance se multiplient. En privilégiant l'agriculture spéculative, Venise renforce des déséquilibres sociaux qui provoquent de subits accès de tensions, sans jamais ouvrir sur de véritables révoltes. De fait, si les officiers vénitiens doutent souvent de la fidélité des couches populaires, lorsque les troupes ottomanes débarquent à Larnaca, en juillet 1570, toutes les classes sociales insulaires s'engagent pour défendre l'étendard de saint Marc.
De la conquête ottomane à l'indépendance
Chypre, province ottomane
Le 3 juillet 1570, une flotte ottomane paraît devant Larnaca. La majeure partie de l'île est conquise en quelques mois. Nicosie ne tenant le siège que du 25 juillet au 9 septembre, c'est devant Famagouste que la guerre de Chypre se rend mémorable : de septembre 1570 à la reddition du 1er août 1571, 50 000 à 80 000 assiégeants (sur un total d'au moins 250 000 hommes de troupe) trouvent la mort sous les remparts de la ville. Le 7 mars 1573, la république de Venise cède officiellement Chypre au sultan Selim II.
La conquête marque le début de trois siècles de présence ottomane à Chypre. Et pas plus qu'aux époques antérieures, l'histoire de l'île après 1571 n'est simplement chypriote : elle doit être comprise à l'échelle d'un monde plus large, levantin et méditerranéen, dont elle est partie prenante. On prend ainsi la mesure de processus historiques qui ont modifié profondément, à long terme, la société insulaire.
En premier lieu, la composition de la population est transformée : le gouvernement ottoman organise le peuplement de l'île par quelque vingt mille personnes venues (parfois sous forme de migrations forcées) de l'Anatolie voisine. Ce nombre, si tant est que les sources disponibles autorisent de telles estimations, doit être rapporté au total de la population insulaire de l'époque : le recensement entrepris par les Ottomans en 1572 permet de le situer entre 170 000 et 180 000 habitants.
Outre ces nouveaux venus, issus de groupes nomades turcophones pratiquant une religion musulmane souvent peu orthodoxe, il faut compter avec les conversions à l'islam parmi les habitants de l'île. Ce serait le cas d'environ 30 % d'entre eux dans les années qui suivent 1571. Les sources locales attestent par ailleurs de la poursuite d'un tel mouvement au cours des siècles suivants, jusqu'au milieu du xixe siècle. Ce phénomène signifie l'acculturation, sous diverses formes, de l'islam ottoman à la population locale. Et réciproquement.
La conquête provoque également une transformation du paysage foncier de l'île. À l'instar des autres provinces de l'Empire ottoman, la nue-propriété de l'essentiel des terres arables de Chypre revient désormais au seul sultan. Les membres de l'élite militaire conquérante se voient octroyer des bénéfices (timar) sur ces terres : ainsi la part des terres exploitées pour le bénéfice de musulmans à Chypre après la conquête est-elle estimée à 70 %. La mise en valeur de ces timar est confiée à des paysans désormais affranchis de la condition servile entretenue par les Vénitiens.
Pour décisives que soient ces mutations, leur ampleur ne doit pas moins être relativisée. Une autre caractéristique de l'ottomanisation de Chypre, en effet, est l'application par les conquérants d'une politique de « conciliation » incitant les nouveaux sujets à la loyauté envers le sultan. À Chypre, comme ce fut le cas dans d'autres provinces de l'Empire, cette politique ménage bien des continuités avec les usages locaux antérieurs. Ainsi le code fiscal entré en vigueur dans l'île en 1572 traduit-il un singulier compromis, visant à concilier au mieux les pratiques vénéto-chypriotes et les exigences de la législation ottomane.
Un tel pragmatisme se lit aussi dans le paysage : les principales mosquées de Chypre, lieux clés de l'acculturation religieuse au sein de l'univers ottoman, sont installées dans les murs des cathédrales franques de Nicosie et de Famagouste, moyennant l'adjonction d'un minaret et le remaniement intérieur des orientations cultuelles. C'est que la conquête ottomane met un terme à la prédominance des évêques catholiques sur les institutions ecclésiales locales, imposée par les rois latins. L'Église orthodoxe de Chypre se voit réinstituée dans une situation d'autonomie comparable à celle qui était la sienne à l'époque byzantine. Et, particulièrement à partir de la fin du xviie siècle, la documentation disponible permet de dessiner les contours d'une véritable politique d'intégration de la hiérarchie ecclésiastique aux rouages de l'administration ottomane. Autour de 1660, l'archevêque devient, aux yeux des agents du sultan, l'autorité responsable de la population orthodoxe (mais aussi maronite) de Chypre. En 1754, un décret confère aux évêques (ainsi qu'à certains notables laïcs) le statut de kodjabachi (en grec demogeron), c'est-à-dire qu'ils deviennent comptables, au moins partiellement, du maintien de l'ordre public, de l'administration de la justice et du paiement de l'impôt parmi les sujets chrétiens de l'île. Cette délégation de gestion connaît par la suite, au cours du xixe siècle, une institutionnalisation croissante. Dans la mesure où elle a ultérieurement suscité la prise en charge par l'Église orthodoxe chypriote d'un sentiment d'appartenance à la fois ethnique et religieuse, cette pratique administrative a laissé de nombreuses traces dans l'histoire plus contemporaine de l'île.
Ainsi, dès la seconde moitié du xviie siècle, le haut clergé et certains laïcs s'assurent une position de notabilité qui conjugue la jouissance de vastes exploitations foncières, les pratiques usuraires et le bénéfice de fermes fiscales (l'affermage étant la principale technique de prélèvement mise en œuvre par le Trésor ottoman dès l'époque de la conquête de l'île). En la matière, les kodjabachi chrétiens rivalisent avec les dignitaires musulmans (aga). Une figure emblématique de ces élites chypriotes ottomanes est celle du « drogman du Palais », haut dignitaire chargé non seulement de traduire pour le gouverneur de l'île les documents en grec parvenus à sa chancellerie, mais aussi et surtout de superviser nombre d'affaires fiscales ou foncières. La mémoire de cette haute société provinciale demeure inscrite dans la pierre d'imposantes demeures urbaines ou rurales, et les chroniques locales conservent le souvenir des conflits qui opposaient parfois entre elles certaines factions de notables, obligeant les autorités d'Istanbul à de coûteuses interventions militaires. La haute société de Chypre mêle ainsi, aux administrateurs et militaires envoyés par la Sublime Porte, des intermédiaires locaux d'origines et de profils divers.
Ceux qui n'ont pas leur place parmi ces notables connaissent des conditions de vie plus précaires. Ils sont soumis aux clientèles de l'affermage fiscal, dont les protagonistes sont prompts à abuser de leurs prérogatives. Il n'est pas rare que les officiers chargés de l'administration de l'île soient aussi fermiers de l'impôt, et leur fréquent remplacement contribue à alourdir la charge fiscale exigée de la population. Les révoltes provoquées par ces abus, la récurrence des invasions de criquets ou des sécheresses, dévastatrices pour les récoltes, sont autant de facteurs aggravants. Cette précarité explique pour beaucoup le net déclin démographique constaté dans l'île à partir du xviie siècle (et jusqu'au milieu du xixe, moment où s'amorce une vigoureuse et durable croissance). Les fluctuations de l'accroissement naturel, au gré des épidémies ou des famines, se combinent aux mouvements d'émigration, temporaires ou définitifs, vers des contrées voisines ou plus lointaines. Avec pour conséquence un déficit chronique de mise en valeur des terres agricoles.
Autant que les mouvements de populations, les flux commerciaux marquent l'intégration de Chypre au monde méditerranéen. Prisée pour ses matières premières (le sel, le blé ou le coton, qui a remplacé la canne à sucre), l'île sert aussi de relais aux marchandises en provenance ou à destination des régions voisines, la Syrie notamment. Tandis que l'activité des Vénitiens s'étiole progressivement après leur perte de l'île, des marchands de Hollande et de France, bientôt d'Angleterre et de Scandinavie, s'établissent dans l'« échelle du Levant » de Chypre, sous la protection des consulats installés à partir de la seconde moitié du xviie siècle. Au fil des générations, des familles levantines s'implantent durablement dans l'île, d'abord à Larnaca puis, à la faveur d'alliances matrimoniales ou d'investissements fonciers, dans tout son arrière-pays.
Le dernier siècle de la présence ottomane à Chypre consacre l'ascension de ces élites négociantes. La guerre d'indépendance grecque de 1821-1830 porte un coup sévère aux notables chrétiens locaux, exécutés ou poussés à l'exil par les autorités ottomanes. Si l'amnistie prononcée par le sultan Mahmud II en 1830 leur permet de recouvrer leurs propriétés, les « réformes » (tanzîmât) décidées ensuite à Istanbul sont une tentative pour leur substituer des relais administratifs mieux contrôlés. Aussi les mutations des économies européennes et le développement de liaisons maritimes régulières en Méditerranée favorisent-elles l'essor des maisons de négoce qui, adossées à des exploitations foncières privilégiant l'agriculture commerciale, essaiment à Chypre et dans le reste du bassin méditerranéen. Les fils de ces négociants sont envoyés étudier à Paris, Turin ou Athènes. À leur retour, ils fondent des écoles et des journaux, se piquent d'archéologie, se font élire dans les assemblées et les municipalités mises en place durant les réformes ottomanes. Admirateurs de l'Europe libérale, ils se voient en 1878 placés sous son patronage. Mais de fait c'est à un autre empire, colonial cette fois, que Chypre se trouve bientôt intégrée.
Chypre, colonie britannique ?
La convention anglo-ottomane du 4 juin 1878, censée garantir la souveraineté du sultan contre les incursions russes au Caucase, place Chypre sous tutelle britannique. Longtemps, cette passation de pouvoirs semble n'être que provisoire. Le sultan conserve ses droits sur l'île, il continue à en nommer les principaux dignitaires musulmans. Et si, en novembre 1914, la guerre déclarée entre Londres et Istanbul met fin à cette souveraineté de plus en plus fictive, il faut attendre 1925 pour que, la nouvelle république de Turquie ayant renoncé à toute revendication (par le traité de Lausanne d'octobre 1923), Chypre soit officiellement déclarée colonie de la Couronne.
Dès 1882, en fait, l'administration de Chypre est du ressort du Colonial Office. Et conformément aux usages de ce dernier, une Constitution est aussitôt promulguée dans l'île. Ce texte, cependant, compose pour beaucoup avec le système ottoman de l'époque des tanzîmât : il en perpétue le recours à des assemblées représentatives ou les titres de certains fonctionnaires locaux, et laisse perdurer l'organisation des cursus scolaires.
Aussi les transformations économiques et sociales espérées de l'administration britannique se font-elles attendre. Routes et sociétés de crédit font diminuer l'enclavement et l'endettement chronique du monde rural, mais les premières décennies du xxe siècle voient s'exprimer un mécontentement social croissant, dont témoigne notamment l'apparition, dès les années 1920, de groupes communistes dans des villes comme Limassol. Surtout, le paysage politique pluraliste instauré depuis le début du siècle est peu à peu polarisé par la montée en puissance, parmi les Chypriotes grecs, du mot d'ordre de l'enôsis, l'union avec la Grèce.
Après l'émeute qui, le 21 octobre 1931, dévaste la résidence du gouverneur britannique à Nicosie, les autorités coloniales optent pour le durcissement autoritaire : la constitution de 1882 (restée en vigueur sans amendements jusqu'alors) est suspendue, les partis politiques existants interdits, la presse censurée. Cas de figure unique parmi les colonies de l'empire britannique : en dépit de la libéralisation intervenue à partir de 1941, le régime constitutionnel ne sera pas restauré avant l'accession de Chypre à l'indépendance.
La mise à contribution humaine et logistique de l'île durant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que l'onde décolonisatrice dont l'empire britannique est parcouru les années suivantes, inspirent aux gouvernements de Londres le souci du compromis. Celui-ci se heurte cependant au présupposé de l'importance stratégique de Chypre, et à une radicalisation de la vie politique locale. Les élections municipales de 1943, les premières depuis les années 1920, voient la percée du Parti communiste (devenu A.K.E.L., ou Parti progressiste du peuple travailleur, à sa refondation en 1941), notamment à Famagouste et à Limassol. En 1950, un référendum sur la question de l'enôsis, organisé au sein de la communauté chypriote grecque, recueille 96 % de votes favorables ; l'initiative émane de l'Église orthodoxe, qui marque ainsi son identification à la cause nationaliste grecque ; son principal instigateur, l'évêque de Kition, Mikhail Mouskos, accède quelques mois plus tard à l'archevêché, sous le nom de Makarios III.
Le nom de ce dernier est également associé à la mise en place en 1954 d'une organisation de guérilla antibritannique, l'E.O.K.A. (Organisation nationale des combattants chypriotes), sous le commandement de l'officier grec d'origine chypriote Georges Grivas. Tandis que, à partir de 1955, la « question chypriote » devient objet de débats à l'O.N.U. et de réunions tripartites entre le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie, à Chypre même la violence politique prend un tour intercommunautaire, de nombreux Chypriotes turcs ayant été recrutés dans les forces de police. En réplique à l'E.O.K.A., et à l'instar de celle-ci, l'Organisation turque de résistance (T.M.T.), formée en 1958, s'emploie à rendre inaudible toute tentative de conciliation, et prend part aux premiers regroupements forcés de population.
Malgré la fin des violences en juillet 1958, l'impératif d'une solution diplomatique pousse les Britanniques à la négociation. Les discussions menées à Zurich puis à Londres se concluent le 19 février 1959, avec la signature de trois traités : un « traité d'établissement » qui déclare Chypre indépendante, en réservant deux bases de souveraineté au Royaume-Uni ; un « traité de garantie » de cette indépendance, cosigné par Londres, Athènes et Ankara ; un « traité d'alliance » militaire enfin, entre Chypre, la Grèce et la Turquie. Le 16 août 1960, la république est proclamée.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Marc AYMES
:
visiting lecturer , Department of Turkish and Middle Eastern Studies, University of Cyprus - Christophe CHICLET
: docteur en histoire du
xx e siècle de l'Institut d'études politiques, Paris, journaliste, membre du comité de rédaction de la revueConfluences Méditerranée - Gilles GRIVAUD : professeur d'histoire médiévale à l'université de Rouen
- Pierre-Yves PÉCHOUX : maître assistant à l'université de Toulouse-Le-Mirail, expert de l'Organisation des Nations unies à Chypre
- Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis
Classification
Médias
Autres références
-
CHYPRE, chronologie contemporaine
- Écrit par Universalis
-
ASIE (Géographie humaine et régionale) - Espaces et sociétés
- Écrit par Philippe PELLETIER
- 23 143 mots
- 4 médias
...Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizstan ; après tout, les États-Unis d'Amérique en sont aussi membres. Chypre, généralement considérée comme appartenant à l'Europe – la partie grecque de l'île, au sud, fait d'ailleurs partie de l'Union européenne depuis... -
CHRISTOFIAS DIMITRI (1946-2019)
- Écrit par Christophe CHICLET
- 688 mots
Homme politique chypriote, président de la République de Chypre de 2008 à 2013, Dimitri Christofias a été le premier communiste à diriger un pays membre de l’Union européenne. Il a gravi tous les échelons de son parti pour en devenir le secrétaire général, un parti très orthodoxe sur le plan idéologique,...
-
CLÉRIDÈS GLAFCOS (1919-2013)
- Écrit par Christophe CHICLET
- 738 mots
-
DENKTASH RAUF (1924-2012)
- Écrit par Melinda C. SHEPHERD
- 303 mots
Homme politique chypriote turc, Rauf Denktash s'est battu durant toute sa vie pour tenter de trouver une solution binationale à la « question chypriote » et pour la reconnaissance internationale de la République turque de Chypre du Nord, proclamée unilatéralement en 1983, dont il fut le...
- Afficher les 16 références
Voir aussi
- ISLAM, histoire
- BYZANTIN ART
- EMPIRE ROMAIN D'ORIENT
- VENISE RÉPUBLIQUE DE
- ARIDE DOMAINE
- PARTITION POLITIQUE
- COMMERCE, histoire
- ENOSIS
- CHYPRIOTE QUESTION
- BASES MILITAIRES STRATÉGIQUES
- ROYAUME-UNI, histoire, de 1801 à 1914
- ROYAUME-UNI, histoire, de 1945 à nos jours
- GRECQUES CONTEMPORAINES POPULATIONS
- TURQUES POPULATIONS
- GRÈCE, histoire, de 1830 à nos jours
- DÉPÔTS BANCAIRES
- CONSTANTINOPLE
- GRANDE-BRETAGNE, histoire, de 1801 à 1914
- GRANDE-BRETAGNE, histoire, de 1945 à nos jours
- BRITANNIQUE EMPIRE, Moyen-Orient
- EXODE RURAL
- EOKA (Organisation nationale des combattants chypriotes)
- ÉGLISE HISTOIRE DE L', des origines au concile de Trente (1545)
- VASSILIOU GEORGIOS (1931- )
- PLAQUES, géophysique
- ÉGLISE ORTHODOXE HISTOIRE DE L'