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CI-GÎT L'AMER. GUÉRIR DU RESSENTIMENT (C. Fleury)

« De tous ses yeux la créature voit l’Ouvert »

Cet usage oral du langage parcourt tout le livre et le structure. D’emblée il est déclaré que l’amertume a à voir avec « ce Réel qui explose notre monde serein ». À cette phrase-choc succède le rapprochement entre « l’amer », « la mère » et « la mer ». « Tous » en effet, nous est-il exposé, « connaissent ce lien entre la sublimation possible (la mer), la séparation parentale (la mère) et la douleur (l’amer) ». Ainsi est annoncé, quoique inversé, le plan du livre qui ira de l’amer à la mère avant de se conclure avec l’ouverture de la mer. Au total, cela fait donc trois parties composées d’une cinquantaine de brefs chapitres dont la plupart sont centrés sur un auteur de qui est attendu un éclairage notionnel.

Puisque « la lutte contre le ressentiment est l’objet premier de la cure analytique », et de ce livre, il convenait de commencer par préciser ce qu’il en est de cette amertume. Il était assez logique de le faire en compagnie de Max Scheler, auteur en 1912 d’un ouvrage célèbre intitulé L’Homme du ressentiment. Scheler lui-même s’inspirait d’une thématique centrale chez Nietzsche et on ne pouvait éviter de comparer ces deux penseurs. Cynthia Fleury se livre à cette démarche utile à « l’exercice clinicien qui est le [sien] ».

Plus que Nietzsche lui-même, d’ailleurs, c’est le commentaire qu’en a fait Gilles Deleuze qui est jugé éclairant, complété par les réflexions du psychanalyste Donald W. Winnicott sur l’amertume de l’analyste qui se sent devenir l’objet même du ressentiment de son analysant. Il convient alors de s’interroger sur la « haine dans le contre-transfert ».

À cette première partie décrivant l’amertume que vit l’homme du ressentiment succède une réflexion sur les « sources psychiques du ressentiment collectif », à savoir le fascisme et sa variante moderne qu’est le complotisme. Il y a là « l’arrière-plan de la mère […] au sens du refus de la séparation » : pour dépasser le ressentiment, il convient de « quitter la fantasmatique de l’unité originelle, du sein toujours protecteur et aimant ». Deux guides théoriques sur ce chemin : le philosophe Theodor W. Adorno et sa Dialectique négative (1966), l’analyste Wilhelm Reich et sa Psychologie de masse du fascisme (1933), complétés par les récents travaux de l’historien Robert Paxton. Trois disciplines pour trois regards sur le fascisme considéré dans sa relation avec le ressentiment.

Sous le titre La Mer, la troisième partie apporte, sinon une solution ou même une guérison, du moins une porte de sortie en envisageant ce que pourrait être « un monde ouvert à l’homme ». Cynthia Fleury est depuis longtemps sensible à la thématique de l’Ouvert chère à Rilke.

Il est certes plus difficile d’indiquer un antidote efficace au ressentiment que d’en décrire les manifestations, tant individuelles que collectives. Notre analyste choisit donc de se « mettre dans les pas » de Frantz Fanon. Psychiatre et penseur de l’après-colonialisme, « l’immense Fanon » a pensé une « déclosion du monde » contraire à tout ce qui « enferme le sujet et le transforme en parfait geôlier de lui-même ». On pourrait parler aussi d’une « décolonisation de l’être » car l’homme du ressentiment subit la colonisation en lui.

La conclusion pourrait être cette remarque, reprise de Canguilhem, qu’être en bonne santé, c’est tomber malade et s’en relever.

— Marc LEBIEZ

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Écrit par

  • : agrégé de philosophie, conseiller hors-classe au Sénat

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