CID LE
« El Cantar de mío Cid », chanson de geste
Vers 1142, un jongleur de Medinaceli compose à la gloire du Cid une chanson épique, en vers non isosyllabiques, selon une technique qui rappelle les plus vieilles chansons françaises. C'est un chef-d'œuvre. Son originalité ne réside pas seulement dans les qualités littéraires de l'aède, sa ferveur et la netteté de son expression ; l'ouvrage est aussi remarquablement adapté aux circonstances historiques contemporaines et aux sentiments profonds de son public.
La matière est divisée en trois chants : l'exil (avec les adieux du Cid à sa famille et la guerre contre les Catalans) ; les noces des filles (avec la prise de Valence et la visite de la famille) ; l'affront de Corpes (les filles battues et répudiées par leurs époux, princes de la cour de León, qui sont condamnés par la Cour de justice ; en guise de bref épilogue, le remariage des filles dans des familles royales).
Les femmes, on le voit, tiennent dans le poème une place très importante : notre guerrier modèle montre le plus grand souci de leur aisance matérielle et de leur élévation sociale. Tout se passe comme si, s'adressant à un public aristocratique, le jongleur faisait la leçon aux seigneurs devant les dames sur leurs devoirs d'époux et de pères de famille. Il est beaucoup question aussi de Léonais orgueilleux et justement humiliés par de braves Castillans : voudrait-on soulever les passions des infançons de Castille contre la faction des grands seigneurs de la Cour qui, en 1142, jouissait de la faveur du roi Alphonse VII comme elle jouissait déjà, du temps du Cid, de celle d'Alphonse VI ? Et puis, l'insistance sur la richesse et la fertilité des terres de Valence prend sa pleine signification lorsqu'on sait que le parti léonais infléchissait alors vers le Midi et Almeria la politique extérieure du royaume, réservant aux Aragonais et aux Catalans le royaume musulman de Valence en guise de zone d'influence. Enfin, le jongleur souligne l'absolue fidélité du Cid à son souverain, en dépit des rebuffades, des vexations et des injustices qu'il met au compte, non d'Alphonse, mais des médisants, ses mauvais conseillers. Au total, c'est, sous une forme hautement poétique, toute une conception de la société que l'aède propose idéalement à ses auditeurs en 1142, sous le couvert du récit prétendument objectif des prouesses d'un héros vénéré, présent encore dans toutes les mémoires. Il en ressort que le vassal doit jouir d'une indépendance totale dans ses entreprises guerrières, pourvu qu'il fasse hommage de ses conquêtes au roi, son suzerain ; et le roi doit lui en savoir gré et écarter les poltrons, pour grands qu'ils soient, de son conseil ; il revient au roi-arbitre de faire régner la justice entre ses sujets, de condamner les méchants et de marier honorablement les filles de ses vassaux fidèles.
Pour corroborer ces vues idéales, le poète n'hésite pas à fausser les données de l'histoire. Il concentre les prouesses de son héros en quelques épisodes significatifs, et il fait arbitrairement d'Alvar Fañez – l'un des moins mauvais chefs de guerre d'Alphonse VI – le bras droit du Campeador dans toutes ses campagnes. La raison en est simple. Alvar Fañez était tenu, en 1142, pour la souche du clan castillan à la cour d'Alphonse VII, tandis que les odieux infants de Carrión, premiers gendres du Cid selon le poème, étaient les aïeux et les parents du clan léonais.
Le grand érudit espagnol R. Menéndez Pidal a restauré la vieille chanson de geste à partir de sa copie de 1207, signée de Per (Pedro) Abad (ou Abbat). Il a même su lui conférer une nouvelle actualité en 1898, au cours d'une crise qui affecta profondément la vie nationale outre-Pyrénées. Historien médiéviste, il a voulu utiliser ce poème comme[...]
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Écrit par
- Charles Vincent AUBRUN : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Paris, directeur de l'Institut d'études hispaniques de l'université de Paris
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