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CINDY SHERMAN (exposition)

La grande rétrospective de l'œuvre de l'artiste américaine Cindy Sherman présentait au C.A.P.C. de Bordeaux du 6 février au 25 avril 1999 deux cent cinquante photographies – une vingtaine d'années de travail –, dont le sujet n'est autre que l'image de soi. Quels que soient les maquillages, les poses, les déguisements choisis, on reconnaissait facilement dans chaque œuvre Cindy Sherman. L'« image de soi » est sans doute une formule qui a la force de l'évidence, surtout lorsqu'on peut contempler, dans une même exposition, autant d'œuvres côte à côte, mais dans le cas de Cindy Sherman la formule jette un doute sur la notion même de « soi ». Dans la mesure où les spectateurs cherchaient immanquablement à découvrir la « vraie Cindy » derrière cette accumulation d'images fictives, la question d'un soi qui serait immuable est posée et se trouve être comme le préalable aux diverses transformations qui, sans ce postulat, n'auraient pas lieu d'être.

Entrepris dès 1975 au tout début de sa carrière, le projet de l'artiste relève de ce que l'on pourrait appeler l'obsession de soi en tant qu'un autre être. Image après image, nous reconnaissons toujours quelque caractéristique physique, tel trait du visage ou tel regard qui trahit la présence constante du même modèle, pourtant toujours différent. L'apparent paradoxe tient à ce que ni formellement ni chronologiquement les œuvres, comme le modèle, n'évoluent et ne changent. Toujours déguisée, Sherman se livre pourtant elle-même en dévoilant la femme ou plutôt le regard que portent les hommes sur la femme, et son travail témoigne ainsi d'enjeux « féministes ».

De nombreux philosophes ont développé cette idée que l'identité de chacun, l'ensemble de sa personnalité, est constitué en grande partie par le regard des autres. Dans ses premières œuvres, Untitled Film Stills (1977-1980), grâce à la mise en scène de différents archétypes de la femme, Cindy Sherman s'est attachée à expliciter comment se constitue ce qu'il est convenu d'appeler au sens littéral l'« image de la femme ». Des photographies en noir et blanc, de petit format (de 40 à 60 cm de côté), nous montrent ainsi des femmes de vingt à trente ans dans des postures et avec des expressions supposées provenir de films ou, plus exactement, de photographies de plateau. Dans leur chambre ou dans leur cuisine, dans la rue ou à la plage, elles incarnent différents types sociaux ou des professions variées (séductrice, mère au foyer, fille seule, prostituée, bibliothécaire, femme fatale ou dépressive, star poursuivie par des paparazzi). Ces images possèdent cette particularité, qui restera une constante dans son œuvre, de présenter la femme seule mais se sachant regardée, épiée, enviée ou désirée par le regard d'un autre situé quelque part en dehors du champ de l'œuvre. Cet autre étant le plus souvent les hommes qui, à travers le cinéma, mais aussi les magazines et les revues, donnent de la femme une image idéalisée. Par la manière qu'elle a de cadrer ou de décadrer le modèle, Sherman en souligne le caractère factice : la femme, éternel objet de désir, est devenue un objet de désir visuel. On pouvait voir à l'exposition du C.A.P.C. un choix de planches de contact et des études préparatoires sur Polaroid qui révélaient la manière, peu connue, dont l'artiste opère pour ses mises en scènes ou ses prises de vues, afin de cerner au plus près – puisqu'elle ne choisit qu'une seule photographie par planche – cette chosification de la femme par le regard masculin. La juxtaposition des photographies permettait ainsi une approche plus narrative de certaines œuvres, puisque le spectateur pouvait ébaucher, presque malgré lui, une histoire ou un scénario à partir de deux photographies seulement du même personnage.[...]

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Écrit par

  • : professeur en esthétique à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art

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