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CINÉMA (Aspects généraux) Histoire

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L'ère du muet

La souveraineté américaine

En 1914, l'entrée en guerre inaugure une période lourde de conséquences pour les différentes écoles européennes. Elles chercheront des voies nouvelles, en marge de la suprématie tant matérielle qu'esthétique du cinéma américain.

<it>Naissance d'une natio</it>n, D. W. Griffith - crédits : Bettmann/ Getty Images

Naissance d'une nation, D. W. Griffith

En l'espace de deux ans, grâce à deux films réalisés par D. W.  Griffith, le cinéma accède à la maturité. Naissance d'une nation (Birth of a Nation, 1915) et Intolérance (1916) concentrent tous les faisceaux jusqu'alors divergents du spectacle et de l'intimité, de l'épopée et du naturel, de la tension dramatique et de la contemplation. Il n'est pas un cinéaste de la génération des Renoir, Vidor, Hitchcock, Gance, Hawks qui ne se réclame de Griffith. Intolérance porte l'avenir du cinéma mondial. La partie babylonienne et la Passion du Christ demeurent des modèles de composition plastique, d'exaltation de l'espace. La partie contemporaine contient en puissance tout le cinéma social à venir. L'orchestration du suspense y est déjà parfaite. Le montage alterné de quatre lignes dramatiques (« Chute de Babylone », « Vie et Passion du Christ », « Massacre de la Saint-Barthélemy », « La Mère et la loi ») préfigure les recherches soviétiques.

Naissance d'une nation pourrait s'intituler « Naissance du cinéma américain ». On y trouve cette ampleur, cette générosité et cette fièvre de l'invention, cette simplicité, enfin, qui imposeront les films d'Hollywood sous toutes les latitudes. La jeune Amérique a trouvé dans le cinéma son moyen d'expression privilégié. À la « guerre civile » désastreuse que se livrent les pays de la vieille Europe, elle oppose l'exemple de son unité continentale durement gagnée à l'issue de la guerre de Sécession. L'intervention des États-Unis dans la guerre va leur conférer une responsabilité mondiale, qui était celle des puissances coloniales européennes à la fin du xixe siècle.

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« Certitude de l'espace, de l'accroissement, de la liberté, du futur », écrivait Walt Whitman cinquante ans plus tôt. La conquête de l'Ouest est à peine achevée lorsque, dans les studios de Hollywood hâtivement bâtis sur les lieux mêmes de la Terre promise californienne, l'Amérique se donne un miroir à sa mesure, à la fois précis et déformant. Rien de plus échevelé que les « films poursuites » que dirige alors Mack Sennett. Ils révèlent pourtant la fièvre d'action et la fabuleuse dépense d'énergie qui caractérisent le bond en avant de la civilisation industrielle. Le goût de l'efficacité, de la préparation méthodique, de l'expression juste, directe, se retrouve dans le découpage technique des westerns de Thomas Ince : Pour sauver sa race (The Aryan, 1916), Carmen du Klondyke (1918). Douglas Fairbanks incarne la magnifique santé d'un peuple, sa bonne conscience et son humour : Robin des bois (Robin Hood, 1922) ; Le Signe de Zorro (The Mark of Zorro, 1920) ; Le Voleur de Bagdad (The Thief of Bagdad, 1924). Ses exploits acrobatiques ne sont pas seulement des performances sportives. Ils apparaissent sur l'écran comme des raccourcis saisissants, des figures de liberté. « L'art américain, en cette période, écrit Henri Langlois, est surtout caractérisé par une concision extrême, une simplicité totale, la pureté du style. Tout y est dit en quelques instants et l'on passe aussitôt à ce qui va suivre. L'image est à la fois concise, pleine et aérienne. »

Mais déjà dans L'Émigrant (The Immigrant, 1917), le personnage de Charlot attaque de sa verve corrosive les belles certitudes américaines. Il montre la misère réelle sous la générosité officielle, la férocité dissimulée par le dynamisme. Déjà, le Viennois Stroheim se prépare à opérer la « révolution du concret » : Folies de femmes (FoolishWives, 1919). « J'ai voulu, disait-il, et je veux toujours montrer au cinéma la vraie vie avec sa crasse, sa noirceur, sa violence, sa sensualité et – singulier contraste –, au milieu de cette fange, la pureté. »

Hollywood accueille les apports étrangers et les naturalise sans rien leur ôter de leur accent propre. L'unité du cinéma américain est faite de mille contributions diverses et contradictoires. Là comme ailleurs n'est-ce pas le signe de la puissance et de l'originalité américaines que de tout fondre en un creuset, un melting-pot ? En 1920, le cinéma européen renaît de ses cendres. En France, en Suède, en Allemagne, en Union soviétique, de nouvelles écoles naissent. Des cinéastes de génie s'imposent. Beaucoup d'entre eux s'accompliront à Hollywood.

La France, de la Belle Époque aux années folles : l'avant-garde

On peut s'étonner en constatant que ce n'est ni à Rome, ni à Londres, ni à New York, ni à Stockholm, ni à Moscou, mais à Paris que s'est formé, entre 1909 et 1919, l'« art des temps modernes ». Il est surprenant que ces années où la France est plongée dans la plus terrible des guerres voient fleurir un art nouveau, complètement étranger au grand massacre. Un art qui n'est pas fonction de l'homme comme celui d'Apollinaire et de Barbusse, mais qui a besoin pour s'épanouir d'une technique toute-puissante et de la fièvre des studios.

Cette avant-garde française semble s'inscrire en marge de tous les courants du cinéma mondial. Elle rompt aussi bien avec le film d'art qu'avec le cinéma populaire de Feuillade. Elle s'éloigne délibérément du grand cinéma américain, celui de Griffith et de Ince.

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Elle a son critique, Louis Delluc. Et son poète, Abel Gance. À ce dernier, un peu trop oublié aujourd'hui, Henri Langlois a rendu justice : « Plus que Louis Delluc, plus que Germaine Dulac, Abel Gance est le véritable père de l'avant-garde française ; elle aurait existé sans eux, elle n'aurait jamais existé sans lui. Comme elle n'aurait jamais existé sans les films de Chaplin et de la Triangle » (la Triangle était la société formée par Mack Sennett, Griffith et Ince).

Gance était déjà prêt en 1915 ; il portait son œuvre en lui ; elle avait commencé à mûrir bien avant celle de Delluc et de Dulac, dès avant la guerre. Il savait déjà que le temps du cinéma était venu, il en entrevoyait la lumière et c'est pourquoi, dès 1917, il donnera La Dixième Symphonie, premier chef-d'œuvre de l'avant-garde française. La Folie du docteur Tube (1911), son premier film, n'avait pas été compris. Sa véritable carrière commence en 1919 avec J'accuse, ce cri de révolte contre la guerre, qui fut entendu jusqu'à New York. En 1938, il tournera un second J'accuse pour s'élever contre la nouvelle guerre menaçante. Mais c'est surtout La Roue (1922) qui, par ses recherches techniques (montage accéléré), fera la célébrité de Gance, avant son Napoléon (1927) qui confirme son génie épique.

À l'opposé de Gance, véritable grand « primitif » du cinéma français, Marcel L'Herbier, aristocrate, raffiné, est hanté par cette « rage de l'expression » que l'on retrouve plus tard chez Godard. Un film de Gance est un éclair, un cri ; un film de L'Herbier est déjà un langage. En cela, il a une place à part dans cette avant-garde française dite « impressionniste ». Il est du côté des grands expressionnistes, du côté d'Eisenstein, des Russes. Il veut faire parler le « muet » (L'Homme du large, 1920 ; Eldorado, 1921 ; L'Argent, 1928).

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Louis Delluc et Jean Epstein ne furent pas seulement les deux grands théoriciens de cette école. Delluc (1890-1934), bien qu'il soit mort très jeune, laisse deux œuvres marquantes : Fièvre (1921), La Femme de nulle part (1922). Peintre, sensible plus que tout autre à l'atmosphère, il est un pur impressionniste. Il annonce le cinéma de Vigo et de Renoir, qui s'affirmera dix ans plus tard. Quant à Jean Epstein (1899-1953), l'importance de son œuvre critique se vérifie de jour en jour. Lui aussi est un peintre qui veut faire de chaque plan un univers de sensations. Cœur fidèle (1923), La Glace à trois faceset Finis terrae (1928), L'Or des mers (1931), Le Tempestaire (1947) sont les grandes étapes d'un ensemble qui doit être redécouvert.

En revanche, Jacques Feyder et René Clair sont aujourd'hui les deux cinéastes qui émergent curieusement de cette époque. Feyder (1888-1948) avait su tirer profit des recherches de quelques pionniers, exactement comme Lelouch a su aller au succès en exploitant les trouvailles du « jeune cinéma ». C'est une recette toujours payante. Et les générations bourgeoises qui n'avaient rien compris aux romans de Zola purent s'extasier en toute bonne conscience sur la Thérèse Raquin (1928) de Feyder.

À cette époque, René Clair donne Paris qui dort (1924), Entracte (1924), Un chapeau de paille d'Italie (1927), qui sont sans aucun doute, avec ses premiers films parlants, ce qu'il a fait de meilleur. La « course-poursuite », héritée de l'école burlesque d'avant la guerre, devient la cellule mère d'un cinéma où l'accélération est la règle, réduisant les personnages à des marionnettes. Rien de très neuf, sinon peut-être cette nostalgie du passé que René Clair exprimera plus tard dans un de ses films les plus personnels : Le silence est d'or (1947).

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Pris dans la ronde de ces années folles, le cinéma français, à la veille du parlant, n'a pas pu constituer une école, comme son émule soviétique. Pourtant, l'avant-garde française – la première « vague » –, incomprise et vite endiguée, aura une influence souterraine inestimable.

Sagas nordiques et démons germaniques

Au moment où les cinéastes américains captent la lumière crue du soleil californien, les réalisateurs suédois découvrent à leur tour la magie du paysage naturel. À propos du Trésor d'Arne (1919), où Mauritz Stiller montrait un cortège funèbre cheminant sur les glaces qui enserrent la coque d'un navire, Léon Moussinac écrivait : « Avec quelle puissance singulière le décor ainsi utilisé accuse le caractère d'une scène, explique et complète un geste ou une expression, révèle la psychologie du drame. »

Victor Sjöström, avec Les Proscrits (Berg-Ejvingoch Hans Huslru, 1918), La Charrette fantôme (Körkarleu, 1920), s'affirme comme un réalisateur puissant et âpre. Mauritz Stiller se montre plus sensible, vulnérable, indécis : Dans les remous (Sangen on den EldredaBlömman, 1918), Le Trésor d'Arne (1919). Inspirés l'un et l'autre par les romans de Selma Lagerlöf, ils tentent de rendre visibles sur l'écran les vieilles hantises nordiques, le charme mystérieux des sagas.

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Au même moment en Allemagne, tout un peuple sombre dans une crise économique et politique sans précédent. Une société s'écroule. Une nation voit son destin lui échapper.

Paradoxalement, une industrie cinématographique florissante permet l'éclosion de très grandes œuvres. À l'heure de Caligari (Robert Wiene, 1920) et de Mabuse ( Fritz Lang, 1922), l'« écran démoniaque » se fait l'asile d'un peuple de somnambules. Les cinéastes germaniques découvrent le pouvoir de la fascination et de l'hypnose. À l'intérieur de chaque cadre, les angles vifs du décor, la pantomime crispée des comédiens expriment une menace latente, la présence aiguë du désastre. Ni les créatures asservies du Docteur Caligari et du Docteur Mabuse, ni les ouvriers esclaves de Metropolis (Lang, 1926), ni les victimes de La Mort lasse (c'est la traduction exacte du titre original des Trois Lumières, 1921, de Fritz Lang : Der müde Tod) et de Nosferatu, le vampire (Friedrich Murnau, 1922), ni le portier d'hôtel « possédé » par son uniforme rutilant dans Le Dernier des hommes (Der letzte Mann, Murnau, 1924) ne peuvent se libérer de l'étreinte maléfique. La lumière même devient, selon Lotte Eisner, « une sorte de cri d'angoisse que les ombres déchirent, telles des bouches avides ».

Fritz Lang et Friedrich Murnau dominent de très haut cette période. Le premier impose sa marque : fermeté du dessin, tension architecturale, rigueur esthétique, exigence morale, également obstinées.

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L'importance de Friedrich Murnau (1889-1931) n'a cessé depuis sa mort de croître dans l'esprit des cinéphiles. Toute son œuvre répond à la question de Hölderlin : « L'ombre est-elle la partie de notre âme ? » Nosferatu (1922), Le Dernier des hommes (1924), Tartuffe (1925), Faust (1926) portent l'art germanique à son degré extrême de pureté et de raffinement. « Tout ici, écrit Alexandre Astruc, est marqué au sceau du pressentiment, toute tranquillité est menacée par avance, sa destruction inscrite dans les lignes de ces cadrages si clairs faits pour le bonheur et l'apaisement. Et voici, je crois, la clé de toute l'œuvre de Murnau, cette fatalité cachée derrière les éléments les plus anodins du cadre : cette présence diffuse d'un irrémédiable qui va ronger et corrompre chaque image comme elle va sourdre derrière chacune des phrases d'un Kafka. »

Après Lubitsch, avant Lang, Murnau ira poursuivre à Hollywood sa fulgurante carrière. Il réalise L'Aurore (Sunrise) en 1927. C'est le point d'orgue de l'art du silence. Le cinéma muet tend vers la perfection. Il est à présent un mode d'expression maîtrisé, fluide, qui transmet la vision intime des créateurs : Griffith, Chaplin, Stroheim, Keaton, Harry Langdon, auxquels sont venus se joindre Sternberg, Vidor, Hawks, alors débutants. Jamais les gags de la comédie burlesque n'ont été aussi précis : Le Cirque (The Circus, Chaplin, 1928), Le Cameraman (The Cameraman, Keaton, 1928). Stroheim, Sternberg, Cecil B. De Mille déploient chacun une poésie à fleur de chair, où la réalité s'enveloppe d'une somptueuse lumière : La Marche nuptiale (The Wedding March, Stroheim, 1927), Les Nuits de Chicago (Underworld, Sternberg, 1927). King Vidor trouve des accents d'épopée pour traduire le désarroi contemporain : La Grande Parade (The Big Parade, 1925), La Foule (Show People, 1928).

« Cet envoûtement qui tenait du sommeil... » : la formule d'Henri Langlois définit admirablement le sentiment qui nous attache à l'âge d'or du cinéma muet. En 1930, la révolution du parlant remet tout en question.

La vague soviétique

Le cinéma avait été en Russie, avant la révolution de 1917, ce qu'il était partout : un divertissement. Lui aussi avait eu ses vedettes, ses stars, mais non ses créateurs. Il demeurait sagement à la remorque des cinémas américain et scandinave. Particulièrement théâtral, il n'avait pas toujours la chance d'être entre les mains d'un Stanislavsky. Florissant pendant la guerre de 1914-1918, parce que celle-ci avait réduit l'importation des films étrangers, il ne léguait à la postérité qu'un nom d' acteur : Mosjoukine.

Encore celui-ci est-il associé dans nos mémoires au nom d'un réalisateur qui fut l'un des premiers théoriciens du cinéma soviétique : Koulechov. L'expérience Koulechov-Mosjoukine est l'exemple le plus fameux de l'efficacité du montage, que les Soviétiques découvrent et développent dans les années 1920. On sait que Koulechov avait emprunté à un vieux film un gros plan de l'acteur Ivan Mosjoukine qui s'y montrait impassible. On avait monté ce plan successivement après une image d'une table bien garnie, puis après celle d'un cadavre, puis après celle d'un enfant. Chaque fois le public crut que l'acteur avait un jeu différent, exprimant tour à tour son appétit, sa peur ou sa faiblesse. Cette expérience, devenue légendaire, est révélatrice du véritable esprit révolutionnaire de l'époque. Par elle, Koulechov veut démystifier l'acteur qui a fait les beaux soirs du cinéma tsariste. Le cinéma de montage succédera au cinéma d'acteur, comme le marxisme a renversé la bourgeoisie décadente. Mais Koulechov avoue ainsi l'énorme influence de Griffith sur le cinéma soviétique naissant. Il est un lien précieux entre l'épopée américaine et l'épopée russe naissante. Koulechov demeure un théoricien, incapable de réaliser dans des œuvres ce qu'il a pressenti. Après avoir démystifié l'acteur, il dirige les interprètes de ses propres films en les poussant à la grandiloquence et à une gesticulation forcenée.

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Eisenstein, lui aussi admirateur passionné du cinéma américain, bouleversé par les films de Griffith, retiendra la leçon. Il se voue au cinéma avec la fougue de sa jeunesse. Quand il tourne La Grève (1924), il n'a que vingt-cinq ans. C'est à vingt-six ans qu'il improvise Le Cuirassé Potemkine, tourné en quelques semaines, dans une fièvre créatrice qui emporte toutes les idées, toutes les consignes, toutes les contraintes d'un cinéma encore pauvre, mais gonflé d'une immense ferveur.

À l'opposé de l'avant-garde française, à l'opposé de ses contemporains, Delluc et Epstein, Eisenstein n'a pas au départ d'idées sur le cinéma. Il a avoué que son intuition de l'importance primordiale du montage lui était venue de sa connaissance des langues orientales, de leur logique différente. C'est avec la même passion qu'il découvre l'âme asiatique, le théâtre révolutionnaire et le cinéma. Son œuvre est celle d'un passionné avant d'être celle d'une prodigieuse intelligence. La Grève, Le Cuirassé Potemkine, Octobre (1928) témoignent d'un extraordinaire tempérament lyrique, avant de laisser transparaître une rigueur de composition qu'Eisenstein se plaira lui-même à analyser avec son sens critique précis, impitoyable.

Tempête sur l'Asie, V. Poudovkine - crédits : General Photographic Agency/ Hulton Archive/ Getty Images

Tempête sur l'Asie, V. Poudovkine

Il a éclipsé tous ses compatriotes. Pourtant, autour de lui, d'autres grands cinéastes s'imposent dans l'élan de la révolution. Poudovkine (1893-1953) est de ceux-là. On connaît la boutade célèbre de Léon Moussinac : « Un film d'Eisenstein est un cri. Un film de Poudovkine est un chant modulé et prenant. » Par là, Poudovkine est le plus russe des cinéastes soviétiques. Et peut-être aussi le plus spontanément communiste. Ce qui fait la beauté d'un film d'Eisenstein, c'est la tension déchirante entre un individualisme forcené et le sens des masses. Eisenstein est un aristocrate, un seigneur qui découvre le peuple. Poudovkine, lui, a des affinités naturelles, évidentes avec ce peuple. Il n'a pas besoin de hausser le ton pour lui parler sa langue de tous les jours. Les images gonflées de tendresse qui donnent à ses films une résonance cosmique – ces champs frissonnant au vent, ces fleuves qui font éclater leur prison de glace – sont celles qui se pressent tout naturellement sous la plume des grands poètes russes. Les métaphores d'Eisenstein se justifiaient par leur efficacité, celles de Poudovkine par leur vérité. Ce scientifique, ingénieur comme Eisenstein, ne cherche pas la rigueur que celui-ci poursuit de film en film avec une rage crispée. La Mère (1926), La Fin de Saint-Pétersbourg (1927) et Tempête sur l'Asie (1928) sont les œuvres d'un grand conteur et d'un grand poète.

Plus enraciné encore dans la terre russe apparaît Dovjenko (1894-1956). Ce paysan ukrainien, obligé de venir travailler à Moscou, réussira cette chose rarissime : un cinéma de paysan. Il sait s'arrêter pour faire participer à tout ce qu'il aime. Il n'utilise pas cette caméra fébrile, exaspérée, qui emporte les figures des films d'Eisenstein dans un tourbillon de formes frémissantes ; il est sensible à ce qui dure, à la paix des moissons rentrées, à l'angoisse de l'automne, bref aux grands rythmes de la nature. Chez lui, le tragique naît toujours d'une rupture de cet ordre qu'il faut coûte que coûte retrouver. La Terre (1930) est son chef-d'œuvre.

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À l'écart de ces trois grands du jeune cinéma soviétique, et à l'origine de celui-ci, on trouve un cinéaste qui a dû attendre les années 1960 pour que son héritage soit recueilli : Dziga Vertov (1897-1954), le créateur du Kino Pravda (cinéma-vérité). Ses films pris sur le vif, dans la rue, veulent être des documents. Mais, pour ne pas troubler le sujet, il est obligé de se cacher et ses prises de vues au téléobjectif deviennent du « voyeurisme ». Pour donner ensuite quelque intérêt à ses documents, il doit faire appel à toutes les ressources du montage. Par là, il altère le sens originel de ce qu'il a saisi. C'est en reposant courageusement ces problèmes éludés par Vertov que Jean Rouch fera sortir le cinéma-vérité de l'impasse, quarante ans plus tard.

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Écrit par

  • : professeur d'études cinématographiques et d'esthétique à l'université Gustave-Eiffel, Marne-la-Vallée
  • : docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-V-René-Descartes, critique de cinéma
  • : journaliste

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Fritz Lang - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

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