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CINÉMA (Cinémas parallèles) Le cinéma d'avant-garde

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Le cinéma d’avant-garde n’est pas une école. On hésite à écrire que c’est un genre cinématographique, quoiqu’adopter ce terme comme hypothèse de travail permette de le circonscrire plus facilement. Le cinéma d’avant-garde s’est d’abord défini « contre » : contre le cinéma traditionnel, littéraire, industriel, d’où la difficulté de le considérer comme un genre à part entière – ce ne sera plus le cas après-guerre. Ce cinéma prit position, au cours de son histoire, contre les tabous sexuels, la société libérale, les guerres, puis contre le pouvoir des médias de masse et de la désinformation générée par des groupes sociaux ou financiers hégémoniques.

Le cinéma d’avant-garde s’est en effet forgé une histoire parallèle à celle du cinéma dominant. La forme y prend souvent le dessus sur le contenu, à moins qu’elle ne se confonde avec lui, comme dans l’effacement du sujet chez les artistes dada ou dans l’investigation du médium opérée par les cinéastes structurels. Art à la première personne, artisanal, dans la mesure où l’auteur y est à la fois concepteur du projet, réalisateur, opérateur et souvent producteur. C’est un cinéma « hérétique » qui veut, comme la musique, toucher l’intellect et les sens sans passer forcément par la narration, la fiction ou la figuration, alors que, contrairement à la musique, sa définition académique n’autorise pas une telle démarche. Sont envisagés sous l’appellation « avant-garde » le cinéma des avant-gardes historiques et le cinéma expérimental issu de l’underground ou New American Cinema. Le premier, lié à un vaste mouvement socioculturel, voulait transformer l’art et la société en général, de la manière la plus large possible (voir Dada, le surréalisme, le cinéma soviétique des années 1920). Le second va se développer, en marge de la culture dominante, en créant ses propres réseaux de diffusion et de création. Il sera rattaché, à partir des années 1970, aux avant-gardes historiques par des critiques et des historiens tels que P. Adams Sitney, Dominique Noguez, Nicole Brenez, David Curtis et Yann Beauvais.

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Cette précision opérée, l’habitude veut néanmoins que l’on continue à employer les deux termes (avant-garde et expérimental) indifféremment. Pour les périodes contemporaines, celles qui débutent dans les années 1930, il s’agit bien de cinéma expérimental. Selon le conservateur des archives du film de l’UCLA, Jan-Christopher Horak (Lovers of Cinema), les termes Experimental et Movie auraient été liés pour la première fois dans le titre d’un article consacré à Manhatta (Paul Strand, Charles Sheeler, 1921).

Une pensée du cinéma

Une identité fluctuante

Jusqu’à son unification au sein de l’underground et du mouvement des coopératives, le cinéma d’avant-garde a forgé son identité fluctuante par filiations (les avant-gardes pluridisciplinaires des années 1920) ou par ruptures : avec le cinéma commercial mais aussi, plus tard, avec celui de la modernité (Straub, Godard, Duras) qui subvertit les codes cinématographiques en désarticulant la fiction tout en travaillant dans son giron.

Ce qui relève stricto sensu du cinéma expérimental ou des avant-gardes prend naissance vers 1920, dans le prolongement des courants modernistes qui dominent les arts, et se clôt au milieu des années 1970 quand l’école nord-américaine, arrivée à un radicalisme formel indépassable, se remet en cause, et lorsque des créateurs internationaux, porteurs d’esthétiques nouvelles, surgissent. Il y a le cinéma issu des avant-gardes plastiques, celui des passeurs (de Len Lye au premier long-métrage de Maurice Lemaître), le courant américain underground (1958-1970), les écoles nationales. Cinq chantiers principaux ont été poursuivis tout au long des décennies : le désir d’innovation, le témoignage politique (notamment avec le groupe américain Frontier Films dans les années 1930), la mise en cause des lois morales, le désir de faire du cinéma un « art plastique », la volonté de s’organiser en « autarcie » afin de contrôler la distribution des films (les coopératives). Jusqu’à la fin du siècle, cinéma expérimental, art vidéo, cinéma d’essai se côtoient. Avec l’arrivée du numérique, le cinéma expérimental se distingue des « nouveaux médias » par des gestes et des choix créatifs qui l’ont caractérisé depuis sa naissance : tels que le recours au found footage, le travail sur le photogramme, le hors-champ et les prélèvements de matériaux audiovisuels à partir de chutes de pellicule, d’images vidéo volées aux télévisons voire à l’Internet.

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Le théoricien britannique Peter Wollen (The Two Avant-Gardes) distinguait déjà deux courants en Europe dans les années 1970 : l’un qui s’inspirait du modèle américain des coopératives et l’autre plus proche des modèles de production et de distribution du cinéma d’auteur tel celui de Jean-Luc Godard, de Jean-Marie Straub et de Danièle Huillet ou de Chris Marker. Dans les années 2010, Christa Blümlinger continue dans cette voie en défendant aussi bien l’essayiste Harun Farocki que l’expérimentateur Peter Kubelka. Nicole Brenez, dans ses programmations régulières à la Cinémathèque française, intitulées « Cinéma d’avant-garde – contre-culture générale », montre des films de Marcel Hanoun, mais aussi d’Andy Warhol, de Jean-Jacques Lebel ou de Paolo Gioli.

L’ère postmoderne des années 1970 établit des passerelles qui permettent au cinéma d’avant-garde de dialoguer avec d’autres catégories de films ou de bandes vidéo au sein de programmations thématiques complémentaires. À partir des années 2000, l’apparition de nouvelles technologies autorise toutes les formes d’hybridation. Le cinéma expérimental deviendra pour nombre de ses protagonistes un art contemporain qui n’a plus à se soucier des querelles entre les avant-gardes.

L’avant-garde cinématographique n’est pas monolithique : liée à ses débuts aux grands mouvements artistiques du premier quart du siècle (futurisme, cubisme, abstraction, Dada, surréalisme, constructivisme), elle devient autonome après la Seconde Guerre mondiale, et surtout, à partir de 1962, avec la création de coopératives de diffusion parallèles. De plus, elle cultive aussi bien un art élitiste hérité de Mallarmé (les films abstraits de Richter, Ruttmann, Fischinger, pour les années 1920, les œuvres de Brakhage, Markopoulos ou Snow pour la période plus actuelle) qu’une sensibilité liée à l’air du temps : la fascination pour la vitesse, la mécanique, les outils de la reproduction technique dans Ballet mécanique (Fernand Léger et Dudley Murphy, 1924) ou La Marche des machines (Eugène Deslaw, 1928), ainsi que l’appétence pour la culture pop chez Bruce Conner, Andy Warhol, Bruce Baillie ou Kenneth Anger dans les années 1960.

L’invention d’une norme

La naissance du cinéma d’avant-garde pose un problème théorique dont les historiens ne se sont pas toujours souciés. Pour qu’un cinéma différent de la norme apparaisse, encore faut-il que cette dernière soit constituée. C’est une erreur de prétendre, par exemple, que Méliès, qui usait et abusait d’un certain nombre de « trucs » (surimpressions, arrêts de la caméra, changement d’échelle perspectiviste d’un plan à l’autre), comme il les appelait lui-même, était un cinéaste d’avant-garde. Ce que ce pionnier recherchait était tout simplement la constitution de codes spécifiques à ce nouvel art : Voyage dans la Lune (1902) ou Les Quatre Cents Farces du diable (1906) sont bel et bien les ancêtres des films narratifs, le cinéaste commentant dans la salle les saynètes afin d’en préciser le sens, qu’un langage filmique encore approximatif pouvait laisser ouvert. La phase dite « primitive » du septième art s’achève au milieu des années 1910 : Les Vampires (Louis Feuillade, France, 1915), Intolérance (David Wark Griffith, États-Unis, 1916) et Les Proscrits (Victor Sjöström, Suède, 1917) donnent au « cinéma narratif » ses premiers chefs-d’œuvre et sa grammaire (montage signifiant entre plans de provenances différentes, fragmentation de l’espace). C’est alors qu’on voit naître la mise en cause des canons esthétiques de ce cinéma qui atteint, parce que c’est un art neuf, un académisme que la peinture a connu plusieurs décennies auparavant.

Cette contestation provient de deux champs intellectuels différents : les plasticiens et les premiers théoriciens du cinéma. C’est l’un de ces critiques, Ricciotto Canudo, qui lance en 1919 l’expression « septième art » (après l’architecture, la musique, la peinture, la sculpture, la poésie et la danse) appliquée au « petit dernier ». Quant au qualificatif « d’avant-garde » accolé à cinéma, il serait le fait de Louis Delluc et daterait, selon l’historien Noureddine Ghali, de l’année 1918. On le trouve dans un texte signé du pseudonyme « La Femme de nulle part », qui, en 1922, deviendra le titre d’un film de ce cinéaste et théoricien.

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L’avant-garde cinématographique naît essentiellement dans trois pays – l’Italie, l’Allemagne et la France – mais va se répandre dans une dizaine d’autres à la fin des années 1920. Les premières manifestations de cette avant-garde sont le fait de peintres abstraits ou futuristes qui souhaitent surmonter le handicap du cadre en ajoutant le mouvement aux couleurs. Les Italiens Bruno Corra et Arnaldo Ginna réalisent deux petits films peints directement sur pellicule en 1912, L’Arc-en-ciel et La Danse, aujourd’hui perdus. Kandinsky et Survage eurent à la même époque le désir de tourner des « rythmes colorés », premiers essais de cinéma abstrait. Corra et Ginna signeront aussi La Cinématographie futuriste. Manifeste (1916), texte anticipateur de toutes les avant-gardes, qui eut peu de retentissement en Italie, tant le pays était sous l’influence du dannunzisme. On y lit notamment : « Dans la cinématographie futuriste entreront comme moyens d’expression les éléments les plus divers : de la tranche de vie réelle à la tache de couleur, de la ligne aux mots en liberté, de la musique chromatique et plastique à la musique des objets » (Cinéma : théories, lectures).

Un seul film italien, Vita futurista, réalisé en 1916 par Ginna, répondra partiellement aux exigences du manifeste. Les autres tentatives filmiques n’auront de futuriste que les décors. Selon Alain-Alcide Sudre (Dictionnaire du cinéma mondial), cet essai aurait été précédé par un film russe, Drame du cabaret futuriste no 13, de Vladimir Kasjanov (1913). En 1915, Abel Gance réalise, loin de toute préoccupation picturale, une curieuse bande, La Folie du docteur Tube : les humains, filmés à travers des miroirs déformants, finissent par devenir des motifs abstraits. Ce film précède de huit ans les courts-métrages indépendants d’avant-garde français : Le Retour à la raison (Man Ray, 1923), Entr’acte (René Clair, 1924) et Ballet mécanique (Fernand Léger et Dudley Murphy).

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