CINÉMA ET OPÉRA
L'incursion du cinéma dans l'opéra
Quoi qu'il en soit, l'opéra ne saurait se réduire à sa conception wagnérienne d'œuvre d'art totale. On se souvient, notamment, que dans la querelle qui l'oppose à Jean-Baptiste Lully, celui-ci prêchant que dans l'opéra la musique devait se plier à la langue, Jean-Philippe Rameau soutient que la musique devait être indépendante de la langue. Donc opéra ne signifie pas nécessairement fusion d'ingrédients hétérogènes. De plus, l'art lyrique se caractérise aussi par le lien qui se noue entre récitatif et aria, c'est-à-dire entre la parole et le chant, le geste essentiel de l'opéra étant de substituer le chant à la parole – comme si le chant était la vérité de la parole – dans un crescendo vers un plaisir séducteur qui n'a pour limite que la folie, comme l'illustrent le bel canto ou les grandes scènes de la folie des héroïnes qui jalonnent l'histoire de l'opéra. Or la comédie musicale, sans référence explicite à l'opéra, par un travail sur les matériaux même du cinéma, fait, elle aussi, du rapport entre la parole et le chant le nerf vital de notre présence au monde et du subtil passage du dialogue au chant et à la danse son enjeu esthétique fondateur.
Il ne faudrait donc pas s'arrêter, quand on parle de cinéma et d'opéra, à la conscience de certaines impasses et oublier à quel point le dialogue entre ces deux formes d'art a été – et reste – fructueux. Les cinéastes, depuis longtemps, sont impliqués sur les scènes lyriques. Le cinéma lui-même exerce désormais son influence sur la scène d'opéra.
Des cinéastes à l'opéra
Nombreux, on l'a dit, sont les cinéastes qui sont aussi metteurs en scène d'opéra. Visconti est un des premiers, avec La Traviata de Giuseppe Verdi, à importer sur une scène d'opéra, à la Scala en 1955, certains codes et certaines règles de l'expression cinématographique. Il renouvelle ainsi l'art lyrique avec cet opéra ainsi que La Vestale de Gaspare Spontini, La Sonnambula de Vincenzo Bellini, Anna Bolena de Gaetano Donizetti et Iphigénie en Tauride de Christoph Willibald von Gluck. Dans ces mises en scène, Visconti apporte de son expérience cinématographique une volonté de crédibilité et de réalisme. Surtout, constamment à la recherche du geste psychologiquement juste, il transforme des traditions d'interprétation qui n'avaient pas bougé depuis des lustres.
Benoit Jacquot apparaît comme l'un de ses héritiers. Sa version de Werther de Jules Massenet (présentée à Covent Garden en 2004, puis à l'Opéra-Bastille en 2010) atteste, elle aussi, d'une recherche de vérité et d'intériorité qui dépoussière la mise en scène d'opéra et lui confère une nouvelle accessibilité. Au lieu d'en contourner les conventions, il les affronte, les traverse, avec une simplicité épurée, que ce soit dans les décors, les déplacements des chanteurs, leurs élans ou leurs retenues.
Quant à Michael Haneke, c'est l'esthétique du film noir – son cynisme, sa perversion – qui semble avoir inspiré sa mise en scène de Don Giovanni (créée en 2006 pour le Palais-Garnier). Le personnage principal évoque une version ridicule de Marlon Brando, et Donna Anna a des airs de femme fatale. Les scènes de ménage où ils s'affrontent, commentées par un Leporello planqué dans un coin du décor, font songer au ton de certains films de Billy Wilder. Le mélange de cinéma et d'opéra que propose Haneke renforce la puissance tragique de l'opéra de Mozart. Comme Visconti, le cinéaste autrichien recherche le réalisme (qu'il s'agisse du choix des décors ou de la direction des acteurs). Afin d'atténuer les conventions de la mise en scène d'opéra, il s'efforce en effet de reproduire un quotidien contemporain. Il cherche à égarer et à troubler[...]
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Écrit par
- Jean-Christophe FERRARI : enseignant d'esthétique du cinéma, critique de cinéma
Classification
Médias