Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

CINÉMA-VÉRITÉ

Une étude de cas : le documentaire hongrois

Un cinéaste hongrois, András Kovács, a assisté aux débats lyonnais de mars 1963. De retour à Budapest, malgré le manque de matériel approprié, il s'est inséré dans un débat ouvert pendant son absence sur le thème « Est-il possible de faire une carrière en Hongrie ? ». Il a cherché et trouvé des hommes qui pouvaient témoigner du blocage d'une société rigide. Il a fait de leurs rencontres un film ouvert à leurs expériences, Les Intraitables. Plus tard, son exemple a inspiré les documentaires de Judit Elek, puis la génération dite « école de Budapest » et le grand courant de documentaires d'éveil, ceux de Sándor Sára par exemple, qui disséquaient l'histoire récente et préparaient la nation à la transition vers la démocratie.

Le cas hongrois est exemplaire. En deux décennies, une production documentaire fondée sur le direct, l'assemblage de documents et de témoignages, la présence intense d'une parole libre, une qualité photographique capable de faire d'une chaîne de visages en gros plan une cartographie bouleversante de l'humanité, est allée très loin dans le travail de miroir intelligent que les cinéastes offraient au peuple. C'est en Hongrie qu'a été posée explicitement la question, liée à la « vérité » du direct, de la responsabilité du filmeur à l'égard de celui qu'il filme. Judit Elek a atteint une limite : « Le metteur en scène se trouve investi d'une responsabilité inhumaine faute de savoir lui-même comment les secrets dévoilés dans le tournage d'aujourd'hui influeront, dans dix ans d'ici, sur la vie du personnage. C'est impossible à assumer. »

Toujours fondé sur le filmage du réel, le documentaire du début du xxie siècle est devenu un cinéma rentable. Présentés et primés dans les festivals, diffusés par la grande distribution, les films de Nicolas Philibert (Le Pays des sourds, 1993 ; Être et avoir, 2002) ou de Michael Moore (Bowling for Columbine, 2002 ; Fahrenheit 9/11, 2004) sont les « phares » commerciaux d'une production abondante, inégale certes, et toujours ouverte à la recherche.

Très tôt, la pratique du direct a fasciné les cinéastes de la fiction. L'allègement du filmage (caméra à l'épaule, pellicule plus sensible, son direct) a libéré les auteurs en faisant baisser les coûts, et en permettant de multiples expériences plastiques. L'écriture cinématographique a bougé, accédant à une nouvelle modernité, dont une partie de la Nouvelle Vague témoigne en France. Godard tourne À bout de souffle (1960) dans les rues de Paris ou dans les appartements de ses amis sans lumière additionnelle, et assure quand le film est terminé qu'il a fait « un documentaire sur Jean-Paul Belmondo ». John Cassavetes (1929-1989) aux États-Unis (Shadow, 1961), plus tard Ken Loach (Poor Cow, 1967) ou les frères Dardenne (La Promesse, 1996 ; Rosetta, 1999) ont confirmé l'insertion du direct dans une nouvelle grammaire du cinéma de fiction.

Le cinéma fêtait son centenaire quand l'apparition des « nouvelles technologies », de la vidéo puis du numérique, ont permis à ce qui avait été le cinéma direct d'accomplir un nouveau pas en avant : la « petite caméra » a ouvert la voie à un cinéma à la première personne du singulier, rapprochant l'auteur du film de l'absolue liberté du diariste. Dans une zone où se fondent documentaire et fiction, le cinéma-vérité peut devenir ce qu'Agnès Varda, pionnière du genre, a appelé un jour le « cinéma-ma-vérité ». La caméra-stylo qu'Alexandre Astruc appelait de ses vœux en 1948 existait en l'an 2000.

— Jean-Pierre JEANCOLAS

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur d'histoire, historien de cinéma, président de l'Association française de recherche sur l'histoire du cinéma

Classification

Autres références

  • ANTHROPOLOGIE VISUELLE

    • Écrit par
    • 4 464 mots
    ...Marshall et David MacDougall aux États-Unis, ou encore Ian Dunlop en Australie, pour ne citer que les plus célèbres. Bien que différentes, leurs approches ( film-document, cinéma-vérité, ethno-fiction, sequence-filming, cinéma d’observation, d’interaction ou d’expérimentation, etc.) ont bousculé les manières...
  • BRAULT MICHEL (1928-2013)

    • Écrit par
    • 694 mots

    Opérateur et réalisateur, Michel Brault joua au cours des décennies 1960-1970 un rôle de premier plan dans l’émergence du « cinéma direct » puis du jeune cinéma dit « du Québec libre ». Son art de la marche, caméra au très grand angulaire à l’épaule et son synchrone, révolutionna, du documentaire à...

  • CINÉMA (Aspects généraux) - Histoire

    • Écrit par , et
    • 21 694 mots
    • 41 médias
    ...et à l'origine de celui-ci, on trouve un cinéaste qui a dû attendre les années 1960 pour que son héritage soit recueilli : Dziga Vertov (1897-1954), le créateur du Kino Pravda (cinéma-vérité). Ses films pris sur le vif, dans la rue, veulent être des documents. Mais, pour ne pas troubler le sujet, il...
  • CINÉMA (Aspects généraux) - Les théories du cinéma

    • Écrit par
    • 5 396 mots
    • 2 médias
    ...sera Dziga Vertov (1895-1954). Il vient des actualités et développe une théorie qui correspond au montage de fragments et aux petites unités de sens. C'est l'« homme à la caméra », l'homme conscient, celui, dit-il, qui vit sans scénario et voit, grâce à l'œil de la caméra, ce que les hommes n'ont jamais...
  • Afficher les 9 références