CIVILISATION
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Le mot « civilisation » est employé en des sens très variés et souvent fort imprécis. D'une manière générale, on peut classer sous trois rubriques les significations qui lui sont attribuées explicitement ou implicitement. Premièrement, dans le langage le plus courant, le terme de civilisation est associé à un jugement de valeur et qualifie favorablement les sociétés à propos desquelles on l'emploie. Il suppose alors qu'il y ait, inversement, des peuples non civilisés ou sauvages. Le verbe « civiliser » en est la preuve, et, de ce verbe, dérive aussi un sens particulier du substantif qui désigne alors l'action de civiliser. La civilisation est, en deuxième lieu, un certain aspect de la vie sociale. Il y a des manifestations de l'existence collective qui peuvent être appelées phénomènes de civilisation ou qui, si elles se concrétisent dans des institutions et des productions, sont nommées œuvres de civilisation, alors que certaines autres ne méritent évidemment pas d'entrer dans cette catégorie. Enfin, le mot « civilisation » s'applique à un ensemble de peuples ou de sociétés. Ainsi, à côté de la civilisation qui est un degré élevé d'évolution ou un ensemble de traits caractéristiques, il y a les diverses civilisations qui possèdent ces caractères et en tirent une personnalité propre qui leur donne une place déterminée dans l'histoire ou dans l'ensemble des populations à un moment donné. Cette troisième signification du mot est donc liée à l'une ou l'autre des deux premières et en est l'objectivation, ou, si l'on préfère, c'est elle qui rend le concept opératoire dans l'analyse de la réalité sociale.
Il faudrait donc ou bien faire un choix entre les deux premiers sens ou bien les concilier, en tout cas les préciser. Cela suppose d'abord qu'on s'entende sur le contexte dans lequel on emploie le mot et qu'on précise les rapports entre civilisation et culture. Car il est facile de voir que, dans tous ses sens, la civilisation apparaît comme un type particulier de culture, ou comme un aspect de celle-ci. Les deux notions mesurent plus ou moins un écart entre la nature et l'acquis social. Il faut pourtant les distinguer l'une de l'autre. Cela suppose qu'après avoir situé la civilisation dans le champ culturel on précise dans la mesure du possible les critères auxquels on la reconnaît, soit en tant qu'étape évolutive, soit comme aspect de la vie sociale. C'est à cette tâche que, dans diverses branches des sciences sociales, on s'est appliqué avec plus ou moins de succès et de manière plus ou moins cohérente.
Le contexte culturel
La recherche d'un concept scientifique
L'histoire du mot « civilisation » montre que, tout d'abord, conformément d'ailleurs à l'étymologie, il a désigné ce qui pouvait séparer les peuples les plus évolués des autres. La civilisation est, en somme, la caractéristique de ceux qui emploient ce mot, qui en ont la conception. Il a donc tout naturellement été employé dans un contexte colonialiste, voire impérialiste, pour désigner la culture européenne, occidentale, comme étant supérieure aux autres, d'une manière absolue. Les travaux de Lévy-Bruhl sur la « mentalité primitive » opposée à la mentalité logique et scientifique ont parfois été interprétés comme allant dans le même sens. Mais, dès ce moment, il n'était pas clair que la civilisation fût un certain type de culture ou bien la culture véritable.
C'est pourquoi, dans les diverses langues où se sont développées ces considérations, il y a eu quelque flottement dans les termes employés, et la traduction d'une langue à l'autre est parfois délicate. Par exemple, l'ouvrage célèbre de Ruth Benedict Patterns of Culture a été publié en français sous le titre Échantillons de civilisation. De même, le livre de Tylor Primitive Culture est intitulé en français La Civilisation primitive. En Allemagne, où de nombreuses études ont été consacrées à ce sujet, on tend parfois, comme le signale Niceforo, à établir une gradation entre Zivilisation, Kultur et Bildung. D'autre part, dans bien des cas, ainsi que le notent Laloup et Nélis, Bildung devrait être traduit par « culture », et Kultur par « civilisation ».
Il faut, en outre, signaler que ces divers vocables peuvent être employés dans un sens purement sociologique, ou bien dans une perspective plutôt psychologique ou psychosociologique. Ainsi, on peut parler d'un homme cultivé ou civilisé, ce qui indique évidemment qu'il a été formé, éduqué par la société, mais en même temps nous rappelle que cette dernière est une réalité vécue par les individus. Mais, plus encore que la psychologie et la sociologie, l' anthropologie a conduit à diverses tentatives dont l'objet était d'affranchir la notion de civilisation de tout jugement de valeur. Il faut reconnaître que, sur ce point, elle n'y est pas parvenue aussi aisément qu'en ce qui concerne la culture. Car il est assez facile de faire admettre que tout peuple a sa culture propre, celle-ci constituant en somme tout ce que l'éducation, quelle qu'elle soit, transmet aux individus. Mais, à moins d'identifier purement et simplement culture et civilisation, on est plus embarrassé pour appliquer ce dernier terme à toute espèce de société. Cependant, c'est vers cet usage que tendent les anthropologues, ce qui les conduit à découper au sein du système culturel, ou bien à côté de lui, un domaine de la vie sociale et de sa projection sur les individus qui présente des caractéristiques particulières. De ce point de vue, on peut dire, avec Lucien Febvre, qu'il existe deux notions de civilisation, l'une pragmatique qui est discriminatoire, et l'autre scientifique, selon laquelle tout groupe humain a sa civilisation. Or il est clair que la différence entre ces deux utilisations d'un même mot tient à un changement de perspective. Dans un cas, on se place dans une situation comparative, égocentrique, et aussi dans une perspective évolutionniste : le degré de civilisation ou non-civilisation suppose que la société dont on parle est placée à un certain niveau dans le cours d'une évolution linéaire. Il y a donc là un sens dynamique du mot, celui-ci se référant alors au développement progressif des fonctions sociales. Mais, comme le dit Sartiaux, il y a aussi un sens statique, par lequel ce vocable désigne l'état de ces fonctions à un moment donné, sans aucune référence à un point de comparaison extérieur. Dans tous les cas, le concept ne peut être bien précisé que s'il est envisagé à côté de celui de culture.
Culture et civilisation
L'incertitude dans la confrontation de ces deux termes apparaît bien chez Tylor, l'un des auteurs auxquels on se réfère toujours à ce sujet. En effet, celui-ci, dès les premières lignes de son étude classique sur la civilisation primitive, pose les deux termes comme rigoureusement synonymes, et il en donne la définition suivante : « Le mot culture, ou civilisation, pris dans son sens ethnographique le plus étendu, désigne ce tout complexe comprenant à la fois les sciences, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes et les autres facultés et habitudes acquises par l'homme dans l'état social. » Mais, dans le même livre, Tylor distingue trois degrés d'évolution des sociétés : l'état sauvage, l'état barbare et l'état de civilisation. De ce point de vue, la civilisation proprement dite n'est plus confondue avec la culture, mais avec un certain type élevé de culture. Cette hésitation entre la conception de la civilisation comme synonyme de la culture et sa définition comme une culture plus élevée que les autres a entraîné bien des confusions chez les sociologues et chez les anthropologues. Il faudrait même ajouter encore que plusieurs auteurs inspirés par Spengler auraient tendance à voir dans la civilisation, non pas une promotion, mais une forme sclérosée et décadente de la culture.
Il faut donc, pour plus de clarté, prendre acte au départ de ces divers points de vue et examiner ce que devient, pour chacun d'eux, la notion de civilisation envisagée en tant que concept opératoire. Cela revient à se demander ce qui peut la distinguer des autres types de culture dans l'évolution des peuples, et, dans l'autre cas, comment les phénomènes de civilisation peuvent constituer un ensemble particulier dans le contexte culturel.
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Écrit par
- Jean CAZENEUVE : membre de l'Institut, professeur émérite à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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