RURALE CIVILISATION
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Différences régionales
Stable, stabilisée, équilibrée, la civilisation rurale est néanmoins ouverte au changement. Elle l'est plus ou moins selon les régions. En France, où de bonnes études historico-statistiques permettent d'y voir clair, on peut distinguer dès le xviiie siècle et a fortiori vers 1830 deux types de zones (cette dichotomie se retrouverait sans doute, plus ou moins accentuée, dans les autres « nations » de l'Europe occidentale).
Une région favorisée : le Nord-Est français
Dans la partie nord-orientale du ci-devant royaume français – au nord-est d'une ligne qu'on a baptisée de façon un peu simpliste la ligne Saint-Malo-Genève –, vivent des groupements humains qui sur les grands openfields limoneux se sont laissé plus ou moins contaminer, dès la fin du xviie siècle, par l' alphabétisation née des écoles paroissiales ou communales, les unes et les autres marquant une progression à peu près constante de la Renaissance à la Révolution, et de la Révolution à l'époque de Jules Ferry. Ces populations agrestes plus éclairées qu'ailleurs ont, d'autre part, dès le xviiie siècle, des occupations et métiers plus diversifiés que ceux des peuples ruraux pauvres de l'Ouest (Bretagne), du Centre (Massif central) ou du Midi (Pyrénées), essentiellement voués pendant longtemps à une agriculture de subsistance (à l'exception des régions viticoles). Les « limoneux » du grand Nord-Est, eux, ont davantage de charrons, de forgerons, de maréchaux-ferrants, d'ouvriers ou d'artisans du bois, du cuir et du fer, et de maîtres d'école que leurs concitoyens occidentaux, centraux ou méridionaux des autres régions de France. Mieux nourris aussi que le reste des paysans français, les paysans plus « développés » qui habitent au nord de la ligne Saint-Malo-Genève, dépassent de quelques centimètres la taille moyenne nationale : cette différence de stature, très accusée par comparaison avec les hommes petits, rachitiques et souvent souffreteux qu'on trouve au sud de la ligne précitée, ne tient nullement, ou très peu, à des raisons génétiques. Elle s'explique par la meilleure nourriture (davantage de viande et de froment), peut-être aussi par la scolarisation plus forte en milieu septentrional, celle-ci arrachant quelque peu les enfants de la campagne à un travail physique trop écrasant. Les hommes du grand Nord-Est sont par ailleurs mieux intégrés à la vie nationale. Ils paient plus fidèlement l'impôt du fisc et l'impôt du sang. De Jeanne d'Arc au capitaine Coignet, ils sacrifient plus volontiers leur vie sur les champs de bataille, pour la personne mystique du roi ou de l'empereur, que ne le font les occitans ; ceux-ci, murés dans leur dialecte, ont peu d'affection pour une France du Nord qui ne les aime guère et à laquelle de temps à autre ils le rendent bien. De bonnes routes, créées par la monarchie ou par les autorités locales à coups de corvées paysannes, sillonnent d'autre part, à partir du xviiie siècle, la France rurale du Nord-Est : elles y favorisent le commerce des grains ; elles y conjurent les crises de subsistance ; grâce à elles, la brillante économie céréalière des plateaux à limon peut déployer ses potentialités, qui sont bien supérieures à celles des terres froides à seigles et à châtaignes, dont doit se contenter le Massif central.
Évolution de l'agriculture
Les causes de la supériorité agricole du Nord-Est français sont anciennes. Elles valent aussi pour les Pays-Bas, la Belgique, l'ouest de l'Allemagne, le sud de l'Angleterre, voire le nord de l'Italie. Dès le xiie-xiiie siècle, ces pays du Nord-Est français ont largement adopté la charrue, la herse, l'assolement triennal, l'avoine, la traction par le cheval. Les rendements du grain, en Picardie et autour de Paris, atteignent 15 à 20 hectolitres à l'hectare, et 8 à 10 grains récoltés pour un semé, dès la fin du Moyen Âge et pendant toute la période moderne. Ils se haussent ainsi du premier coup – et avec une bonne marge d'antériorité ! – au niveau de ces productions élevées de blé à l'hectare que l'Angleterre, elle, avec sa « révolution agricole » n'atteindra péniblement qu'à la fin du xviie siècle ou au xviiie. En ce qui concerne les Pays-Bas, la « révolution verte » y a été réalisée dès le xve siècle. Profitant d'un mouvement démographique favorable, d'un pouvoir d'achat élevé, d'une forte demande urbaine de viande et de lait, et des possibilités de substitution qu'offrent les grains importés de la Baltique, les paysans flamands de l'époque Memling-Breughel – qui n'ont pas lu les traités d'agronomie – font la révolution agricole au lieu de l'imaginer. Ils entreprennent avec audace la production du houblon, du lin, du chanvre, du trèfle, du sarrasin, de la prairie cultivée temporaire. Du coup, la jachère disparaît, en Flandre, au profit des cultures ; et le troupeau bovin, producteur de lait, beurre et fromage, se multiplie sur les petites exploitations. Le fumier ainsi engendré accroît la productivité végétale, ce qui permet, par un effet induit, de consacrer davantage de terrain aux prairies (et donc au fumier !) ; il va de soi en effet que, les champs rendant mieux, on n'a plus besoin de les étendre indéfiniment. Le cercle vicieux de l'agriculture ancienne (bas rendements du blé → emblavures trop vastes → manque de prairies → manque de bétail → manque de fumier → bas rendements du blé, etc.) fait donc place, dans les régions belgo-néerlandaises, à un « cercle vertueux », celui-là même qui contribuera au développement « en spirale » de l'économie hollandaise jusqu'au xviie siècle. Cette révolution agricole de style hollandais, propagée ensuite jusqu'à l'Angleterre (xviie-xviiie s.) et à la France (xviiie-xixe s.), permettra finalement de nourrir des populations urbaines et rurales qui seront beaucoup plus abondantes que par le passé. Elle facilitera le décollage de l'économie globale à partir de l'âge des Lumières.
Les paysages
En termes de paysages, l'opposition entre les régions tôt développées du Nord-Est français, et plus généralement de l'Europe tempérée nord-occidentale d'une part, et d'autre part les régions rurales moins développées du Sud méditerranéen, du Massif central et de l'Extrême-Ouest péninsulaire et breton ne présente pas toujours et partout les mêmes caractères. En France, les oasis de modernité ou de modernisation rurale se trouvent dans les grands openfields limoneux du Nord-Est, avec leurs champs nus plats et découverts, leurs grosses paroisses d'habitat groupé, entrecoupées de grands domaines intercalaires, pourvus de fermiers capitalistes. Inversement, les bocages français de l'Ouest et du Centre et les pays de champs irréguliers du Midi sont souvent voués à l'archaïsme, à la pérennité du métayage, à la petite culture pratiquée à l'aide de bœufs et d'araires jusque vers 1850. En Angleterre, la situation est différente. Le bocage britannique, ou enclosure, est à la fois le soutien et le garant de la révolution agricole modern style (xviie-xviiie s.) : il favorise, au profit des grands propriétaires et des gros fermiers innovateurs, l'individualisme agraire et l'esprit d'entreprise. À l'archaïsme du bocage français s'oppose la modernité de l'enclosure anglaise.
Les mentalités
Cependant, les différences fort anciennes entre régions plus développées et moins développées se marquent aussi au niveau des mentalités, et tout simplement au niveau des comportements individuels et collectifs. Dans la zone méditerranéenne en général (péninsules et surtout îles) et dans la France de l'extrême Sud, la criminalité agraire jusqu'au xviiie siècle, surtout dans les montagnes et dans les îles, demeure une délinquance de type ancien qui s'exerce contre les personnes. Le maximum semble avoir été atteint en Corse à la fin du xviie siècle : la mortalité annuelle par homicide y est en moyenne de 0,6 à 0,7 cadavre pour cent habitants, c'est-à-dire du niveau des hécatombes françaises de la Première Guerre mondiale. (À titre de comparaison, on peut signaler que dans l'un des points les plus chauds de la criminalité violente en 1971-1972, dans le 28e precinct de Manhattan-Harlem à New York, la mortalité par homicide n'est encore que de 0,2 mort pour cent habitants, soit à peine le tiers du pourcentage précité de la Corse.) On est en présence, au Grand Siècle, dans l'île de Beauté, d'une démographie tempérée par la vendetta. Au contraire, dans les campagnes relativement développées du nord de la France, la criminalité par homicide diminue nettement du xvie au xviiie siècle. L'agressivité du paysan se retourne contre sa propre personne (le suicide en ces régions septentrionales est plus fréquent que dans les zones situées plus au sud).
Il arrive aussi que cette agressivité se sublime en crime contre les choses : filouterie, vol, escroquerie. De toute façon, les courbes générales de criminalité rurale sont en baisse au xviiie siècle, par exemple en Normandie. Tout se passe comme si la société agraire en voie de développement du temps des Lumières parvenait désormais à mieux contrôler les émotions des hommes qui la composent : de ce point de vue, cette société aurait peut-être beaucoup à apprendre à notre civilisation industrielle ou « postindustrielle », volontiers encline à l'ultra-violence.
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Écrit par
- Emmanuel LE ROY LADURIE : professeur au Collège de France
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