CIVISME
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Le fondement du civisme
Civisme et moralité pure. Il serait en effet tentant de faire du civisme une obligation de la moralité pure. Si l'on y parvenait, l'anticivisme se changerait en incivisme de la pensée, c'est-à-dire, encore que les termes jurent entre eux, en une faute purement théorique. Kant a pourtant voulu fonder un devoir de servir la société politique. On sait que, contre Wolff, Kant refuse d'enfermer le droit dans la morale, puisque le droit produit une législation extérieure, n'examine pas le rapport de l'arbitre au souhait, enfin ne traite que du rapport formel de deux arbitres respectifs (Doctrine du droit, Introd., paragr. B, éd. cit., p. 104). Mais en même temps, contre Thomasius, Kant ne tranche pas entre le droit et l'éthique : c'est en vertu de la réciprocité générale qui règne dans la cité des fins que le droit doit exister. Seulement le droit implique la faculté de contraindre (op. cit., paragr. D, pp. 105106), ce qui confère une importance majeure à la société politique, l'État, et à son pouvoir de commander : l'État apparaît comme la seule puissance capable d'amener les hommes, au moins partiellement, de l'état de nature à l'état civil et rationnel (op. cit., paragr. 44, pp. 194-195). Il suit de là que le respect dû à l'État et au groupe politique, malgré sa spécificité, demeure en essence de même nature que le respect dû à la loi morale. C'est englober le civisme dans la moralité.
Cela a bien été relevé par Hermann Cohen qui n'y voit pas un progrès : la moralité ne résout pas les problèmes posés par le droit ; bien au contraire, le droit politique et le zèle pour l'État, distincts dans leur spécificité, posent un problème à l'intérieur de la morale. D'une manière générale, on peut alléguer que Kant parle d'une société idéale, qui suppose un état civil parfait. Or cela n'est pas réalisé dans la pratique puisque les puissances demeurent entre elles dans l'état de nature, qui ne saurait que par accident se conformer à la moralité. De plus, les États où vivent les hommes, le royaume de Prusse, la république jacobine, appartiennent à la contingence historique et ne sauraient se réclamer sans abus de l'universalité abstraite. La violente critique de Hegel, discutable si elle vise l'éthique personnelle, triomphe ici : ou bien la société considérée est contingente et n'a que la forme de l'universalité (elle ne mérite donc pas le respect), ou bien elle est universelle, mais sans contenu (comme la rêverie d'une humanité réalisée). Où loger le civisme dans ces conditions ? Kant n'est pas resté insensible à cette difficulté qui met en cause la relation entre les États et la liberté des sujets en tant qu'agents rationnels (que l'État doit nécessairement respecter sous peine de déchoir de sa dignité éthique). Sa réponse stupéfie : elle consiste à supprimer toute appréciation de l'État de fait au nom du concept idéal d'État. L'origine du pouvoir suprême est insondable et l'on n'en doit pas discuter : « ... une loi si sacrée [inviolable] qu'au point de vue pratique la mettre en doute... est déjà un crime » (Doctrine du droit, Remarque générale, paragr. A, p. 201). Et, plus loin : discuter des origines historiques du mécanisme de la société civile constitue un délit passible de sanctions (op. cit., paragr. 52, p. 223). Comment ne pas reconnaître dans ces lignes un échec de l'analyse ?
Du civisme au cynisme. Il reste à supprimer la difficulté en transportant la moralité de l'intérieur des individus à l'extérieur, dans la société politique. Le pas décisif est accompli par Hegel : « L'État est la réalité en acte de l'idée morale objective – l'esprit moral comme volonté substantielle révélée, claire à soi-même, qui se connaît et accomplit ce qu'elle sait et parce qu'elle sait » (Principes de la philosophie du droit, paragr. 257, trad. cit., p. 190). Ce retournement efface radicalement tout hiatus entre l'État où réside le pouvoir de domination et le sujet dominé : « ... ni l'universel ne vaut et n'est accompli sans l'intérêt particulier, la conscience et la volonté, ni les individus ne vivent comme des personnes privées, orientées uniquement vers leur intérêt sans vouloir l'universel ; elles ont une activité consciente de ce but » (op. cit., paragr. 260, p. 195). Cette assimilation, exploitant une ambiguïté de la pensée de Rousseau, sur laquelle il faudra revenir, élimine bien la difficulté, mais en éliminant la réserve qui confère un sens au mot civisme. La même conséquence, atténuée il est vrai, se rencontrera dans la postérité de Comte lorsqu'elle adoptera un point de vue étatiste, c'est-à-dire dans le maurrassisme. Cette disposition se retrouvera dans toutes les thèses idéocratiques, qu'elles soient de droite ou de gauche, parce qu'elles confondent par principe la doctrine politique avec l'idée du bien.
Le cynisme commence au moment où les partisans d'un État idéologique taxent leurs adversaires d'incivisme alors que ce terme devrait rester pour eux vide de sens. Raymond Aron se scandalisait de voir les extrémistes ne pas se contenter de combattre leurs adversaires, mais encore les salir. Cela va de soi, pourtant, puisqu'on a absorbé le champ de la moralité privée dans la règle publique : l'individu ne peut plus mériter le respect par son civisme, mais tout écart, même minime, sera péché d'incivisme. Cas étrange d'une valeur qui dérogerait à son essence bipolaire et se figerait en détermination.
La doctrine du bien commun. L'erreur idéocratique accentue celle que l' Église croyait trouver dans le libéralisme : elle enferme les valeurs dans la seule société politique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les catholiques ont été amenés à revoir leurs positions : éclairés par l'expérience totalitaire, ils se trouvaient gênés par certaines déclarations épiscopales en faveur de Vichy. Elles n'avaient pas empêché bien des catholiques de se joindre à la Résistance, mais l'usure et l'inadaptation du compromis proposé par Mgr Dupanloup étaient patentes. Le père Lebret propose alors un nouveau discours, la doctrine du bien commun. Le thème, selon la bonne règle thomiste, provient d'Aristote : au-delà du vivre (ζε̃ιν), la cité apporte le bien-vivre (ἐ͂υ ζε̃ιν) (Politique, 1252 b 30). Seulement, la cité est morte et l'on n'abandonne pas toutes les préventions contre l'État-nation. On va donc leur substituer une communauté qu'on ne définira guère autrement. L'État se trouve être un gestionnaire du bien commun. On incitera à servir l'État parce que l'État sert le bien commun.
En apparence, le civisme serait fondé – bien mieux que sur l'hypothèse –, mais en apparence seulement. En effet, le bien commun se compose de valeurs économiques, mais surtout de « valeurs spirituelles vraies ». Or, si l'État peut être présumé bon gestionnaire, il ne s'adonne pas par nature à ces vraies richesses, de sorte qu'il peut devenir un « obstacle au bien commun » (p. 131). Le zèle pour la chose publique n'est pas écarté, il ne vaut que d'une façon conditionnelle et, presque, instrumentale. Le père Lebret montre beaucoup de science et il fonde de grands espoirs sur sa trouvaille, « mystique d'un monde nouveau ». Sauf lorsqu'elle a été soutenue par l'ardeur de militants, elle a trouvé peu d'échos : elle ne convainc que les convaincus.
Un double fondement idéaliste ? La tentative de Georges Bastide, très raffinée, inspirée du spiritualisme universitaire des années 1930-1960 offre d'emblée une particularité suspecte : la justification du civisme s'opère à deux niveaux, en deux discours distincts (Traité de l'action morale, t. II, pp. 676-681 et 798-801) et il n'est pas certain à première vue que, sauf dans une perspective hardiment optimiste, les deux démarches soient compatibles. Dans un premier moment, le civisme est défini comme « la justice du citoyen ». D'un certain point de vue, c'est presque une tautologie ; d'un autre point de vue, il faudrait se demander si le citoyen aurait une manière spécifique d'être juste. Bastide signale bien qu'elle serait étriquée par rapport à la justice tout court. Mais elle est le fait d'une conscience généreuse qui s'efforce d'épouser l'intention du législateur (est-ce toujours le cas ?), reconnaît la loi comme force structurante de la cité, fait triompher le devoir sur le droit (la revendication d'un droit n'est-elle jamais civisme ?), ne s'enferme pas dans le conformisme, s'ouvre, au contraire, à la solidarité et à la sympathie et s'élève à travers l'humanité vers l'infini de la valeur. Mais n'y a-t-il pas des lois injustes ? Il reste à mourir pour la justice. Le civisme s'achèverait alors par le sacrifice anticivique d'Antigone. Dans un deuxième moment, plus question de mourir : le civisme devient la « transfiguration spirituelle du patriotisme empirique et du nationalisme fermé » (p. 799). Bastide bondit de la cité mondaine à la cité idéale qui ne saurait faillir.
Remarquons d'abord que Georges Bastide se situe d'emblée dans les valeurs éternelles et refuse par principe toute référence historique ou sociologique. Par suite, il pose le problème général de l'obéissance due aux lois et ne voit pas que, dans une société qui a relâché le contrôle direct des sujets, la nécessité apparaît – mais que vaut-elle ? – d'une instance morale susceptible de pallier les relâchements de l'intégration. Ses paradigmes, trop classiques – le Socrate du Criton, les stoïciens défendant une éthique du rôle –, l'égarent et l'engagent dans une rhétorique encourageante mais peu topique.
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Écrit par
- Bernard GUILLEMAIN : professeur émérite à l'université de Rouen
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