Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

DENIS CLAIRE (1948- )

Le corps à l’épreuve

Dans Vendredi soir (2002), c’est sur un thème minimaliste et peu spectaculaire, inspiré d’un roman d’Emmanuèle Bernheim, que la méthode de Claire Denis se révèle la plus efficace : une jeune femme est bloquée dans un énorme embouteillage parisien en compagnie d’un auto-stoppeur inconnu. Une attirance réciproque mais sans doute différente les saisit. Ils passeront la nuit dans une chambre d’hôtel avant de se séparer au petit matin. On ne saura rien de la vie de chacun, ni ce qui explique psychologiquement ce rapprochement éphémère. C’est la mise en scène – et particulièrement le travail de l’opératrice habituelle de Claire Denis, Agnès Godard – qui prend le propos en charge. Non pas dire, mais faire sentir : lumières, cadrages, reflets sur les vitres, clignotements, klaxons, silences, regards fascinés ou détournés, plans rapprochés de peau ou d’étoffe...

Avec LIntrus (2004), variation sur le livre homonyme du philosophe Jean-Luc Nancy, Claire Denis franchit un pas de plus vers une certaine abstraction poétique parfois déroutante. Le sujet même – une greffe du cœur (l’«intrus ») – marque ce long-métrage du sceau de la nécessité qui permet de faire tenir ensemble les éléments foisonnants et disparates d’un film qui se construit – comme l’ensemble de l’œuvre de Claire Denis – sur « l’entre-deux » : entre France et Suisse, puis du Jura à la Polynésie, entre deux vies ou entre vie et mort, mais aussi, pour le personnage principal, entre un fils qu’il ignore et un qu’il ne connaît pas... Déjà présent dans Beau Travail, l’acteur Michel Subor renvoie au Petit Soldat de Jean-Luc Godard (1963), mais aussi au film « maudit » de Paul Gégauff, LeReflux (1965), d’après le roman de Stevenson. Le regard que la réalisatrice pose sur son corps puissant, masculin, fatigué mais résolu, constitue une autre « nécessité » reliant des bribes d’intrigues qui semblent aller à la dérive.

Opposé absolu de L’Intrus,le film35 rhums(2009), est inspiré par les relations entre le grand-père et la mère de la cinéaste. Le scénario est minimaliste et rappelle celui d’un film comme Printemps tardif, du cinéaste japonais Yasujiro Ozu (qu’admire beaucoup Claire Denis). Lionel, conducteur de RER, élève seul sa fille Joséphine depuis son plus jeune âge. Tous deux savent qu’ils vont devoir se séparer pour que Joséphine suive sa propre voie... Par la simple mise en scène, par le jeu des cadres, lignes, rythmes, rituels quotidiens, répétitions de gestes toujours semblables et différents, par la fascination de la caméra pour la beauté de ses personnages (presque tous africains), en particulier Lionel (Alex Descas), Claire Denis, sans sensiblerie ni compassion, parvient à exprimer ce qui devient grandiloquent et conventionnel dès qu’on le nomme : le passage du temps.

WhiteMaterial(2010), écrit en collaboration avec la romancière Marie NDiaye, montre l’attachement viscéral d’une jeune femme blanche, Maria (Isabelle Huppert), à « sa » terre africaine, dans un pays en proie à une guerre révolutionnaire naissante. Le film, tourné au Cameroun, repose sur la biographie – au sens large du terme – de Claire Denis et intègre l’univers personnel de Marie NDiaye. La cinéaste et la romancière, magistralement servies par Isabelle Huppert, ouvrent le cinéma à la situation réelle, concrète, physique de ses personnages, blancs ou noirs, confrontés non à l’Afrique comme « problème », mais à une terre africaine précise, où l’on expérimente la résistance de la réalité.

Après cette ouverture sur la complexité du monde, le retour à un cinéma en vase clos est marquépar Les Salauds (2013), à l’intrigue obscure, traversée par le sang, le sexe, la violence, l’inceste réel ou supposé.

— Joël MAGNY

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux Cahiers du cinéma

Classification

Médias

<it>Un beau soleil intérieur</it>, C. Denis - crédits : Curiosa Film/ BBQ_DFY/ Aurimages

Un beau soleil intérieur, C. Denis

<em>J’ai pas sommeil</em>, C. Denis - crédits : Arena Films/ Orsans/ France 3 Cinema/ The Kobal Collection/ Aurimages

J’ai pas sommeil, C. Denis

Autres références

  • UN BEAU SOLEIL INTÉRIEUR (C. Denis)

    • Écrit par
    • 1 075 mots
    • 1 média

    Depuis Chocolat (1988), tous les films de Claire Denis mettent en scène des relations de désir qui franchissent et souvent transgressent les frontières culturelles. Les liens qui se tissent entre les êtres relèvent moins de la société ou de l’idéologie que d’émotions, de pulsions, de forces quasi médiumniques....