LISPECTOR CLARICE (1925-1977)
Une œuvre limite
La marque de Clarice Lispector sur la littérature brésilienne sera considérable ; elle a trouvé aussi son public à travers la littérature féministe – chez Hélène Cixous, notamment – ou l'approche des genderstudies. L'œuvre n'en reste pas moins irréductible : « si féministe que soit la femme, elle n'est pas une écrivaine. Un écrivain n'a pas de sexe, ou plutôt il a les deux » (La Découverte du monde). On doit cependant aux Éditions des femmes de voir la quasi-totalité de son œuvre traduite en français, y compris les contes pour enfants comme Le Mystère du lapin pensant, La Femme qui a tué les poissons, Comment sont nées les étoiles. Ses animaux familiers et ceux qui sont empruntés à la mythologie et au folklore indien renvoient toujours aux grandes questions qui travaillent son œuvre : le crime et le châtiment, la vie et la mort.
On a également tenté de lire l'œuvre de Clarice Lispector à la lumière de l'existentialisme et de ses thèmes de prédilection : la nausée, l'absurde. Mais il n'y a chez elle ni théorisation ni philosophèmes, aucun pathos non plus. De même, on a voulu l'associer au Nouveau Roman, mais le schématisme narratif minimaliste la rapprocherait plutôt de Beckett et de sa vision de l'homme-clown ou de Marguerite Duras. L'influence majeure demeure celle de Woolf et de Mansfield : importance du monologue intérieur, rupture avec le principe de causalité, fragmentation et disparition de l'intrigue, prédominance de la durée sur le temps, passion de l'immanent et du contingent, textes hybrides faits de digressions, sans intrigue claire ni noyau narratif aux contours précis. Toujours dans le réseau des échos et des contrepoints, La Passion selon G. H. a pu donner lieu à une approche christique, l'« incorparation » de la blatte renvoyant au mystère de l'eucharistie et à l'appel que la conscience solitaire lance à un Dieu inconnu. Reste que Clarice Lispector, si elle a lu dans sa jeunesse Hermann Hesse et Julien Green, ne s'est jamais reconnu de maître. Elle est, avec João Guimãraes Rosa, qui la lisait avec admiration, à l'origine du dépassement des deux grandes tendances qui traversent la littérature brésilienne, à savoir la veine régionaliste et la lignée introspective. La radicalité de Guimãraes Rosa telle qu'elle s'exprime dans Diadorim (1956), son supra-régionalisme rencontre d'une certaine manière celle de Clarice, avec sa plongée dans l'infra-conscience. Dans les deux cas, on trouve une semblable attention exigeante et autoréflexive au langage, amenant une mutation décisive de ces deux courants contraires, image des « deux Brésils ». En eux on trouve non plus l'opposition mais l'unique battement adverse d'une littérature brésilienne désormais majeure.
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Écrit par
- Pierre RIVAS : maître de conférences honoraire de littérature comparée, université de Paris-X-Nanterre
Classification
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