CLASSES SOCIALES Classes moyennes
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Retour aux origines
Pour comprendre ce phénomène d'incertitude croissante, il est utile de revenir aux sources historiques du questionnement sur les classes moyennes, qui permettent de mieux saisir les causes de l'expansion, ou de l'involution, de ses composantes. Gustav Schmoller, économiste officiel du IIe Reich et inspirateur du modèle opposés d'État-providence bismarckien, est le premier à avoir posé les fondements d'une sociologie des classes moyennes, en inventant en 1897 l'idée de « nouvelles classes moyennes » (neueMittelstand). Le contexte de la naissance de cette lecture est particulier, et distinct de la problématique française contemporaine : il est celui d'une Allemagne wilhelmienne marquée par les transformations profondes des années 1870-1900 qui ont vu la conversion de l'économie et de la société allemande à la modernité industrielle en une génération. Le contraste est ainsi maximal entre, d'une part, l'archaïsme des représentations sociales de l'époque (ce dont découle la notion même de Mittelstand, d'« état intermédiaire », comme nous parlerions de « tiers état ») et, d'autre part, la vitesse saisissante des transformations de la structure sociale, marquée par l'industrialisation de haute technologie, et surtout par une bureaucratie élaborée, en rapide expansion, liée à la très grande industrie et à la constitution tardive mais rapide d'un État centralisé.
Gustav Schmoller, en partant du constat de l'inexactitude de la prophétie marxiste de paupérisation absolue des classes moyennes, par exemple dans le Manifeste du parti communiste (1848), put élaborer le constat de la formation de nouveaux groupes intermédiaires à mesure de la constitution de l'État bismarckien et de son capitalisme très particulier. Il y souligna en particulier l'émergence de deux grandes dimensions internes structurant les classes moyennes :
– d'une part, la distinction entre obereet untererMittelstand – la classe moyenne supérieure et la classe moyenne inférieure, appelée de nos jours « intermédiaire » –, ce qui permet de saisir la hiérarchie interne entre deux pôles, le premier jouxtant la haute bourgeoisie et le second voisinant la classe ouvrière ;
– d'autre part, la distinction entre alter et neuerMittelstand – entre ancienne et nouvelle classe moyenne –, le premier pôle étant fondé sur les paysans, artisans et commerçants, pour l'essentiel, et le second, qui représentait alors une profonde nouveauté, bénéficiant alors de l'essor très rapide d'un salariat qualifié, de l'industrie et de la révolution technique qu'elle impliquait, mais surtout des services et de la grande bureaucratie publique (Beamten) comme privée (Angestellten).
Ce deuxième axe, qui permet de penser l'émergence d'une « nouvelle classe moyenne », reste d'une grande fécondité, et d'une stupéfiante modernité. L'ensemble des travaux qui de Karl Renner à John Goldthorpe s'intéresse à l'émergence d'une Service class de salariés hautement qualifiés dans l'expertise, le management ou les professions libérales, en découlent directement. Quelques décennies avant Edouard Lederer et Jacob Marschak (1926) et Theodor Geiger (1932), et un demi-siècle avant White Collar (Les Cols blancs), 1951, de C. Wright Mills (1916-1962), qui est pour la sociologie classique des classes moyennes salariées l'auteur le plus visible, une part majeure du débat est déjà en place bien avant la Première Guerre mondiale – Lederer, réfugié à la New School for Social Research jusqu'à sa mort en 1939, est le chaînon manquant entre la sociologie allemande de la Belle Époque et la sociologie américaine du Golden Age. En réalité, dans ce débat (émergence ou paupérisation des classes moyennes), le[...]
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Écrit par
- Louis CHAUVEL : sociologue, professeur des Universités à l'Institut d'études politiques de Paris
Classification
Média
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