CLASSES SOCIALES La théorie de la lutte de classes
Les concepts de classe sociale et de lutte de classes sont les éléments d'un projet politique et non des instruments d'analyse sociologique. Est-ce à dire que les classes sociales n'existent pas ? Certes non. Mais il n'y a de classes sociales que dans la mesure où, pour reprendre la distinction hégélienne, la société moderne sépare la puissance sociale de l'autorité politique, la sphère de la société civile de celle de l'État.
Deux illusions fonctionnent dans le système de croyances qui se trouve mis en place par le discours « idéologique » sur les classes et sur leur lutte : la première de ces illusions consiste à considérer que le social est politique – ce qui n'est pas la même chose que de reconnaître que l'ordre social n'est pas sans rapport avec l'ordre politique – et la seconde illusion est de croire qu'une société à venir pourra annuler la division sociale, renvoyant à la fois les classes et l'État à une situation historique défunte. La ruse de la raison veut que les sociétés qui naissent de telles illusions engendrent le totalitarisme (qui n'est rien moins que la paranoïa du politique).
Ces sociétés totalitaires présentent un double aspect qu'il importe ici de prendre en considération : elles tendent à rétablir, contre ce qui fut la révolution démocratique, la confusion des fonctions politiques et des fonctions économiques ou idéologiques ; elles mettent un terme à la lutte de classes simplement en la déclarant achevée. Qu'en résulte-t-il ? Peut-être le travail sourd et invisible longtemps d'une revendication : celle de la liberté, c'est-à-dire de l'individu privé.
La lutte de classes : un credo politique
Postuler que le conflit est un élément constitutif de toute société n'est pas faire preuve d'une audace intellectuelle excessive. Comment, après tout, la machine sociale fonctionnerait-elle sans une « différence de potentiel », sans un déséquilibre interne producteur du mouvement et de l'ordre ? Et comment l'existence individuelle et collective des hommes serait-elle pensable sans la catégorie de la « guerre » ? Mais que ce conflit soit tout entier défini comme « lutte de classes » et que cette affirmation – dépassant largement la constatation empirique que, dans les sociétés industrielles, existent des entités socio-économiques (les classes) que la conscience de leurs intérêts particuliers oppose – devienne principe à partir duquel la totalité du champ social se révèle intelligible, voilà qui nous situe dans un tout autre registre. La croyance que la lutte des classes est le foyer où s'engendrent les caractéristiques d'une société, les lois de son devenir historique et les systèmes symboliques qui organisent la pratique des agents sociaux appelle comme interrogation non pas le degré de pertinence scientifique (nous nous trouvons là, en effet, au-delà de toute vérification possible) mais le type de projet politique qui s'y légitime. L'histoire se voit transformée en un théâtre d'ombres où se joue toujours la même pièce : d'un côté le prolétariat, de l'autre la bourgeoisie ; avant eux, et dans des rôles analogues, l'esclave et son maître, puis le serf et son seigneur. Les costumes changent, l'affrontement demeure, toujours recommencé et toujours identique et duel. Jusqu'à ce moment où s'annonce l'acte final qui voit le triomphe de la classe porteuse du bien ; la réconciliation, avec elle-même, de l'humanité déchirée jusqu'alors ; l'avènement du « règne de la liberté » où les hommes accèdent à la transparence de leur être et à la maîtrise de leur histoire...
Certes, chez Marx, les choses ne sont pas si simples, si elles le furent chez les marxistes qu'enivrait l'illusion de leur mission historique[...]
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Écrit par
- André AKOUN : professeur émérite, université de Paris-V-Sorbonne
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