CLASSES SOCIALES La théorie de la lutte de classes
Politisation de la misère
Certes, ce n'est pas d'aujourd'hui que les hommes ont découvert qu'il y avait des riches et des pauvres. Ni que cette différence n'était pas sans effet sur la loi qui ordonne la communauté des hommes. Après tout, Aristote avait déjà souligné le rôle des riches dans l'établissement des pouvoirs oligarchiques et le rôle des pauvres dans celui des gouvernements démocratiques. De même, toute la philosophie antique peut être entendue comme une réflexion sur la façon dont le tyran maintient son pouvoir par la flatterie du peuple et le dévergondage du langage. Mais la misère, dans ces sociétés passées, n'est pas considérée comme l'effet d'une mauvaise organisation de la collectivité et comme une injustice sociale. Elle ne pose d'autre problème que moral. Du côté du miséreux elle n'est que le signe de son malheur ou celui de ses vices ; du côté du nanti elle appelle une réponse du cœur et un acte de charité fraternelle. La différence économique est vue comme un élément de la nécessité, et la présence, dans le corps social, de la pauvreté paraît inéluctable puisque inséparable de la condition humaine.
Et voici que désormais le paupérisme se fait question sociale et question politique. Il est perçu comme la conséquence de la nature d'une société, comme une tare d'un système sociopolitique, et appelle un autre type de société et de système sociopolitique qui corrigerait ces dysfonctionnements ou ces immoralités. Selon le mot de Hannah Arendt, lorsque, cessant de croire en la liberté, la révolution se donna pour fin le bonheur du peuple, les droits de l'homme se transformèrent en droits des sans-culottes et la misère devint une conséquence de la violence des hommes sur les hommes. La notion de peuple se voit elle-même modifiée par cette dérive. Alors qu'elle désignait l'ensemble des citoyens qui veulent que s'instaure un contrat de liberté, elle devient le terme générique des pauvres et se voit investie, ainsi réduite à sa seule dimension économique, d'une tâche rédemptrice, car, comme le dit Saint-Just : « Les malheureux sont la puissance de la terre. »
Le chemin qui mène de la revendication démocratique individualiste à la revendication sociale et du mythe de la révolution libérale à celui de la révolution sociale prolétarienne se dessine dans les discours qui scandent tout le xixe siècle européen et où se mêlent les échos de la révolution passée à ceux du christianisme et à l'annonce de futurs orages libérateurs.
Ainsi, en 1834, l'Allemand T. Schuster (auteur des Pensées d'un républicain) écrit : « Si l'on veut que la lumière se fasse pour le peuple, il faut que, dans la révolution prochaine, on ne renverse pas seulement le trône mais la monarchie. Or, la monarchie, ce ne sont ni des écussons blasonnés ni des couronnes royales, la monarchie, c'est le privilège. Et le privilège de tous les privilèges, c'est la richesse. »
C'est à partir de 1830 que se fait en France un rapprochement entre les ouvriers, préoccupés jusqu'alors de questions professionnelles et qui décident tout à coup d'assumer leur citoyenneté et de prôner une République sociale, et des républicains, jusqu'alors cantonnés dans le champ étroit de la politique et qui se mettent à tenir un discours socialiste. C'est aux obsèques du général Lamarque et à l'insurrection qui les accompagne – en 1832 – que l'on arbore le drapeau rouge ; c'est en 1834, à la séance de la Chambre du 6 janvier, que le marquis Voyer d'Argenson, député démocrate, déclare : « But prochain, l'égalité des droits politiques ; but final et permanent, l'égalité des conditions sociales », ajoutant plus loin « vous devez tous abaisser vos fronts dans la poussière devant la [...]
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Écrit par
- André AKOUN : professeur émérite, université de Paris-V-Sorbonne
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