CLASSES SOCIALES La théorie de la lutte de classes
Classes et conflits
La société de l'individualisme démocratique se donne un modèle ni réalisé ni réalisable qui fonctionne, au mieux, comme une « idée régulatrice » (au sens que donne Kant à cette notion) : l' individu, originairement libre, d'un côté réalise son universalité dans la politique où il se fait sujet législateur, de l'autre réalise sa particularité dans la société civile, lieu des égoïsmes et des intérêts que limite le droit. Ainsi est-il toujours à la fois citoyen et propriétaire (et tous sont propriétaires puisqu'ils sont, au minimum, propriétaires de leur force de travail).
Un tel modèle implique que l'individu doit ne dépendre que de lui. Dans la société politique, tout groupement particulier, toute entente partielle contredisent à la sainteté du législateur. Dans la société civile, toute coalition, toute association d'intérêts contredisent à la spontanéité et à la liberté du marché. Si seul l'individu est juge de ce qui est bon pour lui, seul l'individu employé et l'individu employeur savent ce qui est bon pour eux et le contrat qu'ils passent ensemble n'a besoin d'aucun tiers. Au nom de l'individualisme est déduit le libéralisme économique. Mais la réalité empirique des sociétés démocratiques et industrielles est toute autre. Il y a des classes, il y a des conflits entre les classes. Et, tout libéral que veuille être un État, il ne pourra éviter de prendre en compte ce fait que lui impose la société civile réelle. À ne trop voir que le caractère mythologique de la notion marxiste de « lutte des classes » on risquerait, jetant le bébé avec l'eau du bain, de ne pas voir que nous n'avons jamais affaire à une société où les individus solitaires et maîtres d'eux-mêmes investissent leur vertu et leurs intérêts dans deux domaines bien balisés. La société de l'individualisme déchaîne les désirs, ouvre une dynamique de l'insatiable. Et, dans la course où chacun se lance pour « avoir plus », des groupes se forment, dont certains sont directement liés aux aspects les plus nouveaux de la technique. Ainsi en est-il de la bourgeoisie et des ouvriers d'industrie.
La bourgeoisie, comme classe, est un ensemble à la fois ouvert (on y entre et on en sort en fonction des aléas de l'économie) et diversifié. On y trouve le petit commerçant qui « fait le détail » ; le gros commerçant qui ne connaît d'autre univers que ce monde des affaires où personne ne réussirait à le gruger ; des banquiers, à l'image du baron de Nucingen – ce personnage de La Comédie humaine qui s'occupait également des fournitures gouvernementales, des vins, des laines, des indigos – ou à celle de Frédéric du Tillet, qui débute comme commis chez le parfumeur Birotteau et finit dans la peau d'un des plus riches banquiers parisiens, député à la Chambre ; des grands patrons d'industrie, sourds à toute revendication, qui refusent toute légalisation de secours social et trouvent dans la charité (une affaire qui doit rester privée) le sentiment de leur haute moralité. Ajoutons à cette énumération le rentier qui n'a d'autre activité que de percevoir, une fois l'an, le règlement de ses fermages ou, une fois par trimestre, les coupons à échéance des titres déposés à la banque. Ajoutons tout un personnel d'État : hauts fonctionnaires, magistrats, officiers supérieurs...
Cette classe pyramidale, qui va du boutiquier à l'aristocratie financière, a en commun d'adhérer aux valeurs nouvelles – individualisme, travail, réussite, économie – et de partager un style de vie où le « rang à tenir » fonctionne comme un écho nostalgique des sociétés aristocratiques dont ces bourgeois-citoyens furent les justes fossoyeurs.
Corollaires des bourgeois, les ouvriers d'industrie,[...]
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Écrit par
- André AKOUN : professeur émérite, université de Paris-V-Sorbonne
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