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CLASSES SOCIALES La théorie de la lutte de classes

Hegel et l'État

Penseur héritier proche de ce xviiie siècle qui institue la société de l'individualisme démocratique et à l'orée de ce xixe siècle qui voit l'essor de la grande industrie, Hegel, en 1818, dans sa Philosophie du droit, a su le premier, et peut-être mieux que personne, faire la synthèse des diverses exigences dont la pensée avait à rendre compte.

Analysant les conflits qui traversent la société civile et qui rendent impossible l'unité de Tout social à ce niveau – conflit des individus à l'intérieur d'une profession, conflit des professions entre elles, enfin conflit (essentiel celui-là) entre les pauvres et les riches (ce que Marx appellera lutte de classes) –, il montre comment le paupérisme engendre la « populace » (le prolétariat de Marx, privé de ses vertus messianiques) : « Le glissement d'une grande masse au-dessous d'une certaine manière de subsister, qui se règle automatiquement comme la subsistance nécessaire à un membre de la société, et avec cela la perte du sentiment du droit, de l'honnêteté et de l'honneur de subsister par sa propre activité et son propre travail mènent à la production de la populace, production qui, d'autre part, comporte une facilité plus grande de concentrer en peu de mains des richesses disproportionnées. »

Ainsi, nous dit Hegel, la société du marché engendre-t-elle accumulation des richesses d'un côté, formation de la populace de l'autre. Ce déséquilibre entraîne un mécontentement social et non la résignation. Le sentiment de l'injustice qu'il y a à être misérable dans une société où s'accumule la richesse se répand. Là est le conflit qui interdit toute paix au niveau économique. « Nul ne peut revendiquer un droit contre la nature, par contre, en société, toute carence se transforme immédiatement en injustice dirigée contre telle ou telle classe sociale. » Pour résoudre ce déséquilibre, la société civile invente des solutions « quantitatives » qui ne sont que des palliatifs. La classe des riches ne saurait entretenir dans l'oisiveté une masse réduite à la misère (ce serait contraire au principe de la société civile). Mais, si elle donne du travail aux miséreux chômeurs, « la quantité des produits augmenterait, excès qui, avec le défaut des consommateurs correspondants qui seraient eux-mêmes des producteurs, constitue précisément le mal et il ne ferait que s'accroître doublement ». Pour répondre à la crise économique, la société civile « est amenée à chercher en dehors d'elle-même des consommateurs et par suite des moyens de subsister chez d'autres peuples qui lui sont inférieurs quant aux ressources qu'elle a en excès ou, en général, en industrie ».

Souligner la valeur de telles analyses, quant au mécanisme des crises économiques dans la société du temps, ne nous importe pas. L'intérêt est dans la conclusion que tire Hegel, en conformité avec le principe individualiste de liberté et d'égalité, quant au rôle de l'État. Celui-ci n'est pas conçu comme une instance superposée à la société civile, mais comme le principe de l'unité du corps social. Et il ne saurait l'être qu'en étant autre chose que l'instrument de la société civile. Dans la société civile, la lutte est tout entière organisée autour de l'acquisition de biens matériels. En rester à ce niveau, c'est réduire l'homme à son égoïsme et sa liberté à la seule liberté de produire et de s'aliéner dans son produit. L'État, fondé sur le droit, réalise l'idée de la liberté et permet à l'homme, par-delà ses besoins matériels, de satisfaire ce désir qui fait de lui un être voué au symbolique : le désir de reconnaissance. Cet État moderne est celui dont le principe « a cette puissance et cette[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite, université de Paris-V-Sorbonne

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