CLASSES SOCIALES La théorie de la lutte de classes
Aujourd'hui
La « guerre des classes », qui semblait posséder l'évidence du vrai au xixe siècle et faisait de l'économie l'enjeu essentiel du politique, ne pouvait que susciter des mythologies radicales. Mais ce radicalisme va s'émousser au fil du siècle, sous l'effet de la démocratisation du politique et de l'intégration dans la société civile des groupes et classes qui en étaient exclus.
Après la guerre de 1870, l'Europe entre dans une nouvelle phase. Les États amorcent une fidélité aux principes libéraux qui étaient censés les gouverner. La démocratie de style parlementaire s'impose de plus en plus largement. La liberté d'expression et d'association des citoyens est de mieux en mieux respectée. Du côté économique, l'action sociale des États s'affirme en même temps qu'on voit, dans certains secteurs avancés, des couches ouvrières être associées à l'essor général de la société. Le mouvement socialiste quitte le « ghetto » des intellectuels et des déclassés où il était confiné et devient une force qui fait son entrée au Parlement et bientôt briguera des responsabilités gouvernementales. Et c'est ainsi qu'en 1895 Friedrich Engels, écrivant une introduction à une série d'articles rédigés par Marx en 1848 et 1850 sur les luttes de classes en France, déclare, avec bien des ambiguïtés dans l'expression, qu'il faut réviser le marxisme : la méthode des barricades est « considérablement dépassée », le suffrage universel et la démocratie ne sont pas obligatoirement une duperie et la cause révolutionnaire peut prospérer « par les moyens légaux mieux que par les moyens illégaux et le chambardement ». C'est de là que l'on peut dater la transformation du socialisme en social- réformisme. L'utopie libérale consista longtemps à ne pas vouloir voir que des sujets collectifs naissent dans la société civile et qu'ils sont amenés, de par la volonté de faire reconnaître leur demande – et donc de se faire reconnaître –, à rechercher une inscription de leur action dans l'espace politique. L'utopie socialiste de la lutte des classes consiste à identifier la revendication de la société civile et celle de la société politique, assimilant ainsi les exigences de la rivalité économique aux exigences politiques de la loi commune. Dans l'utopie libérale, ce qui fait mystère, c'est cette harmonie naturelle entre les égoïsmes privés et l'intérêt public, cette « main invisible » qu'illustre la Fable des abeilles de Mandeville dont le sous-titre est éloquent : « vices privés, bénéfices publics », et qui fait que le contrat politique limite l'État aux seules fonctions de gendarme et de soldat. Dans l'utopie socialiste, la société des producteurs, une fois débarrassée des tares de l'exploitation, est dite naturellement solidaire et engendrant une sociabilité paisible. La question est de savoir pourquoi les producteurs demeurent si complaisamment des producteurs, en attendant le temps béni où « les navettes marcheront toutes seules ». Quant à l'État, il est voué à l'évanouissement. Dans les deux utopies le politique est réduit à l'inconsistance ou presque.
Mais voici que le libéralisme entend la voix de la société réelle et se fait « libéralisme social » ; voici que le socialisme entend la voix de l'exigence démocratique et se fait « social-démocratie ». La « lutte des classes » n'est plus que ces conflits d'intérêts qui dynamisent la société civile et que l'État est amené à gérer en « juge arbitre ». Est-ce à dire pour autant que l'idéologie de la lutte des classes s'est éteinte ? Évidemment non. Mais elle révèle ce qu'elle est désormais : une idéologie, qui, dans le champ politique, se sépare du choix démocratique et bascule du côté du totalitarisme[...]
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Écrit par
- André AKOUN : professeur émérite, université de Paris-V-Sorbonne
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