LANZMANN CLAUDE (1925-2018)
Né à Bois-Colombes le 27 novembre 1925, Claude Lanzmann, écrivain, cinéaste, intellectuel dans le siècle, directeur de la revue Les Temps modernes (fondée par Jean-Paul Sartre en 1945) est d'abord mondialement connu pour Shoah(1985), consacré à l'extermination des Juifs par le gaz. Que le titre de ce film, deux syllabes opaques, le titre le plus court pour le film le plus long – neuf heures et demie –, nomme dorénavant l'immense processus d'anéantissement, la Shoah, dit bien avec quelle radicalité il ressuscite la mort programmée d'un peuple.
Depuis lors, nous sommes hantés par tant de lieux, rails, aiguillages, quais de gares aux noms terrifiants, campagnes épanouies, forêts crépusculaires ou rousses d'automne, champs bourbeux, routes et villes d'aujourd'hui, villes des morts, villes des vivants, et la sinistre bouche d'ombre, la porte d'Auschwitz ; et par tant de visages, bouleversants, odieux, sereins, fuyants. Si ces lieux et ces visages nous hantent, c'est parce que chacun d'eux dit toute la Shoah, et que telle est l'invention du film Shoah, qui lui a permis de nommer, dans l'universel, ce qu'il révélait. Ce cercle condense tous les cercles que nous aurons parcourus au long de ces heures où le temps perd ses ordinaires repères et nous dit l'événement unitaire et innombrable dont nous sommes dorénavant comptables.
Il y a eu aussi d'autres films. Avant et après. Des films de vie. Pourquoi Israël (1973), jubilatoire, tendre et profond, s'articule autour de la question de la normalité ou de l'anormalité d'un État juif. On pénètre dans la réalité d'un pays complexe, taraudé de contradictions, enthousiaste et angoissé.
Dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), Yehuda Lerner, qui participa à la révolte réussie du camp d'extermination de Sobibor, nous révèle la liberté, le courage comme décision et comme instinct, l'irrépressible force de la vie. Quand le héros raconte son invraisemblable histoire, quand, joignant le geste à la parole, il abat sa main comme une hache, il est l'adolescent fendant le crâne du géant nazi. Contrairement à une insistante légende, tous les Juifs ne sont donc pas allés à la mort comme des moutons à l'abattoir.
Reste que la Shoah fut un massacre d'innocents et de gens sans défense, les Juifs dans leur grande masse étant éloignés depuis des siècles du métier des armes. D'où l'intérêt que porte Lanzmann à ce qu'il appelle « la réappropriation de la violence par les Juifs » et donc à l'armée d'Israël. Pourquoi Israël explorait la singularité d'un État juif, Tsahal (1994) en met à jour la précarité. La fragilité de ce pays exigu cerné par un environnement hostile est au cœur du film. Tsahal est un film épique, pragmatique, humaniste, lucide, sur les exigences concrètes du réel, sur la force de l'utopie. Il nous met face à cette évidence : voilà longtemps que, sans Tsahal, la question de la paix entre Israël et ses ennemis ne se poserait même plus. Car il aurait été rayé de la carte.
À l'écran, le cinéaste est là. Rarement. Fugace et massif. Sa présence charnelle est consubstantielle à l'œuvre, on le sent. Veut-on, de sa vie, connaître plus que ce qu'il en a déposé dans ses films ? Il a publié, en 2009, sous le titre Le Lièvre de Patagonie et l'impropre sous-titre Mémoires, le livre d'une vie de témoin unique, qui traversa le xxe siècle autant qu'elle en fut traversée ; mais la « mémoire » en est restituée à travers une déconstruction de la chronologie et de la temporalité semblable à celle qui caractérise Shoah. Temps déconstruit signifie mémoire construite.
Rien, ici, du banal bilan autobiographique. Un vivant fou de la vie raconte, en une langue magnifique, ses très nombreuses vies,[...]
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Écrit par
- Juliette SIMONT : maître de recherche au Fonds national de la recherche scientifique de Belgique
Classification
Média
Autres références
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