LEFORT CLAUDE (1924-2010)
Depuis son premier article, « L'analyse marxiste et le fascisme » (Les Temps modernes, 1945) jusqu'à La Complication (1999), l'œuvre de Claude Lefort est restée centrée autour de l'interrogation politique. « Le politique », pour Lefort, ne se réduit pas à un secteur de la vie sociale, pas plus que la tâche de la pensée politique ne se ramène à caractériser ou à évaluer les régimes selon les divers types de pouvoir. La question centrale est plutôt celle de la relation qui existe entre le mode d'exercice du pouvoir et la « configuration générale des rapports sociaux ».
Nombre d'articles de Claude Lefort, joignant volontiers la polémique à l'analyse, ont été écrits au rythme des événements. Réunis après coup, ils replongent le lecteur d'aujourd'hui dans des moments cruciaux de l'histoire européenne du xxe siècle, à commencer par les basculements qui eurent lieu entre démocraties et totalitarismes (Lefort s'étant surtout attaché à l'étude du régime soviétique et de ses rapports avec les démocraties après la Seconde Guerre mondiale.
C'est dans une autre temporalité qu'est emporté le lecteur du Travail de l'œuvre Machiavel (1972), où l'« œuvre » est à la fois celle de Machiavel et celle de son interprète. Non linéaire, revenant sur elle-même, l'œuvre s'écarte de la succession des événements. C'est d'ailleurs par un retrait comparable qu'il arrive à Claude Lefort, dans d'importantes études, de s'éloigner du politique pour écrire sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, la peinture (Bitran) ou la poésie (Michaux).
Il reste que pour Claude Lefort expérience politique et œuvre sont constitutivement liées. Le « travail de l'œuvre », dit-il dans son Machiavel, n'est possible que « dans la dépendance de l'expérience que nous faisons, ici et maintenant, de notre mode d'existence politique ». Réciproquement, lorsque Lefort parle des événements, c'est en des interrogations qui, pour faire droit à la complexité de la réalité, ne renoncent pas à l'ampleur du savoir historique ou de la réflexion philosophique, sans hésiter pour autant à éclairer vivement des alternatives politiques et à trancher.
Une pensée politique en rupture
Né en 1924, Claude Lefort découvre la philosophie au lycée, avec son professeur Maurice Merleau-Ponty. La pensée et les ouvrages de ce dernier ne cesseront de l'accompagner. Après la mort brutale de l'auteur de la Phénoménologie de la perception, il assurera l'édition posthume de ses œuvres inachevées, et d'abord de Le Visible et l'Invisible (1964).
C'est très tôt que Claude Lefort entame son expérience politique. Il reviendra, dans sa préface de 1979 aux Éléments d'une critique de la bureaucratie, sur la précocité de son antistalinisme : « Dès 1942, je fréquentai des militants de la IVe Internationale, puis je rejoignis l'année suivante cette organisation. » Mais le voilà bientôt convaincu que « le trotskisme était impuissant à concevoir la nature des partis communistes ». Il commence donc à écrire dans Les Temps modernes et, en 1948, prend sur l'« affaire » Kravchenko, l'auteur de J'ai choisi la liberté, une position qui tranche avec les ambiguïtés de tant d'autres intellectuels.
En 1949, avec Cornelius Castoriadis, il fonde Socialisme ou barbarie, dont l'un des objectifs est de mettre en évidence la « bureaucratisation » des mouvements ouvriers ainsi que la « nature » du régime soviétique, et par voie de conséquence de proposer de nouvelles orientations à l'action et à la pensée politiques. Amorcée en 1952, définitive en 1958, la rupture avec Socialisme ou barbarie coïncidera pour lui avec l'abandon du marxisme et de l'idée de révolution.
Après[...]
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Écrit par
- Claude MOUCHARD : professeur à l'université de Paris-VIII
Classification
Média
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