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LEFORT CLAUDE (1924-2010)

La différence démocratique

Comme peu d'autres philosophes français, Claude Lefort aura pris la mesure des mutations politiques du xxe siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, et au temps de la guerre froide, être lucide sur le totalitarisme soviétique, c'était se heurter au Parti communiste français. Dans sa Préface à la réédition, en 1979, de Éléments d'une critique de la bureaucratie, Lefort évoque « la terreur idéologique que faisait peser sur la gauche le Parti communiste dans les années d'après-guerre », et la façon dont « s'agglutinaient autour du stalinisme les écrivains progressistes ». Aussi s'attache-t-il à analyser – par exemple dans une fameuse polémique avec Sartre – « la cécité devant le totalitarisme ».

Si la pensée de Lefort s'est déplacée, ce ne fut pas par inconséquence. Il lui fallut de difficiles retours critiques sur ses premières positions (par rapport à Trotski ou, bientôt, à Marx), en même temps que la capacité de discerner la portée des événements (celle, par exemple, de la révolution hongroise de 1956).

Faire place à la dimension politique, que Marx « avait méconnue », c'était rompre avec le mythe révolutionnaire d'une « indivision » et d'une « transparence à soi de la société ». C'était reconnaître, dans la démocratie, ce que les totalitarismes avaient justement cherché à détruire : « la désintrication du politique de l'économique, du juridique, du scientifique, de l'esthétique », « la libre différenciation des modes d'existence, des modes d'agir, des modes de connaissance, du déploiement et du conflit des opinions », « la distinction du public et du privé », « l'affirmation de l'individu et de la créativité individuelle ».

Cependant, la distance prise avec Marx n'induisait pas Lefort « à réhabiliter les thèses d'idéologues de la bourgeoisie », dans la mesure où ces derniers « se sont employés à masquer la relation qu'entretient la démocratie avec la division sociale, alors qu'il convient de la mettre au centre de la réflexion politique ». La « division sociale » ? Pour la penser – et d'abord pour défaire le fantasme d'un ajustement des parties de la société en une unité prétendument actualisable –, Machiavel a offert à Lefort les éléments d'une analyse du « désir », ou des désirs qui s'affrontent dans la société. C'est par là, écrit-il, que l'on peut penser « la lutte et l'instabilité qui accompagnent toute forme de société », et déceler le « décalage du particulier et de l'universel » ou « celui des lois où se cristallise à chaque fois un rapport général des forces, et de la Loi, telle qu'elle se donne, transcendante à tout système de fait ».

Une vision de l'histoire politique s'est peu à peu élaborée chez Claude Lefort. Elle fut étayée par des apports de la sociologie (Max Weber), de l'ethnologie (Clastres) et de la psychanalyse (Freud ou Lacan – non, d'ailleurs, sans que Lefort esquisse une analyse des conditions historiques de la possibilité de la pensée et de la pratique freudiennes). Elle ne se développa pas moins à travers la lecture de grandes œuvres : Machiavel ou Marx, mais aussi Dante, La Boétie, Tocqueville (régulièrement réinterrogé), Michelet, Quinet, Orwell, Soljenitsyne (dans Un homme en trop), Hannah Arendt (dans un chapitre de La Complication). Lefort ne cherche pas le « travail de la pensée » dans les seuls textes philosophiques. De surcroît, loin de faire des dialogues entre grands auteurs le cœur secret de l'histoire (comme peut sembler le désirer un Leo Strauss), il saisit les œuvres là où elles se retournent sur les sociétés dans lesquelles elles naissent, là où elles ne se forment qu'avec et contre les représentations sociales[...]

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Staline: le culte de la personnalité, affiche - crédits : AKG-images

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