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LEDOUX CLAUDE NICOLAS (1736-1806)

Éthique sociale et architecture parlante

Peu familiers des mœurs de l'Ancien Régime, nous pourrions trouver aujourd'hui la carrière de Ledoux paradoxale, en opposant le courtisan, l'artiste à la mode couronné de succès dans de nombreux chantiers, à l'architecte-philosophe intransigeant, génie bafoué dans plusieurs réalisations réduites ou avortées. Un tel jugement conviendrait mal à l'activité et à l'art de Ledoux : c'est bien sa double réussite, professionnelle et sociale, qui confortait son art à s'épanouir aussi dans l'imaginaire et qui, matériellement, lui permit de subvenir à ses exigences de théoricien et d'écrivain imagier de l'architecture, dans leurs rapports avec l'éthique sociale et la liberté créatrice individuelle. C'est à son compte qu'il fit graver les centaines d'estampes de son œuvre et qu'il les publia dans une édition luxueuse. La réussite exemplaire de l'artiste est aussi concrètement affirmée par les lettres de noblesse qu'il s'apprêtait à recevoir à la veille de la Révolution. Mme du Barry, Trudaine, d'Angiviller, Necker, Calonne, l'intendant Lacorée avaient été ses protecteurs les plus puissants et fidèles. Architecte du roi en 1773 grâce à son élection à l'Académie royale d'architecture, il avait bénéficié de la confiance personnelle de Louis XV et du soutien des ministres éclairés de Louis XVI, avant de connaître la disgrâce en 1789 (avec l'affaire des propylées), l'emprisonnement en 1794-1795 « pour aristocratie », et l'inaction sous le Directoire et le début de l'Empire. Mais cette retraite involontaire lui donna le loisir de composer le plan et d'écrire le texte du vaste ouvrage dont il publia, deux ans avant sa mort en 1806, un seul volume sur les cinq annoncés : L'Architecture considérée sous le rapport de l'art, des mœurs et de la législation. Ledoux avait fait travailler, durant une trentaine d'années, les meilleurs graveurs d'architecture à cette entreprise considérable. Un second tome posthume, sans texte (éd. de D. Ramée, 1847), fit connaître les gravures inédites recueillies par ses héritiers, témoignage hélas ! incompris de son œuvre édifié et rêvé.

La disparition des trois quarts des bâtiments de Ledoux entretint donc longtemps l'ambiguïté entre l'utopie et la réalité dans l'approche de son art ; ambiguïté qui s'explique aussi par sa production graphique qui lègue elle-même à la postérité une image souvent déformée de ses constructions. En effet, afin d'offrir des modèles et avec le souci d'enseigner aux jeunes artistes (« Enfants d'Apollon », comme il les nomme) les ressorts de l'imagination, Ledoux n'hésita pas à idéaliser les formes géométriques et la structure apparente de ses édifices. La théorie de l'architecture parlante, qu'il partage avec ses confrères Boullée et Le Camus de Mézières, notamment, tient ses origines d'une extrapolation des théories de l'abbé Laugier (l'auteur de L'Essai sur l'architecture, 1753, et des Observations sur l'architecture, 1765) et d'une transposition de l'analyse sensualiste de Locke et de Condillac.

<it>Vue en perspective de la ville de Chaux</it>, C. N. Ledoux - crédits : AKG-images

Vue en perspective de la ville de Chaux, C. N. Ledoux

« Les hommes pompent avec les yeux les vertus et les vices », affirme Ledoux ; illustrant sa théorie morale des sensations, et particulièrement de la vue qu'il place au premier rang des sens, Ledoux dessina une gravure intitulée « Coup d'œil du théâtre de Besançon ». Dans le cercle que délimite l'iris (de l'œil de l'architecte, d'un spectateur, d'un comédien) apparaît la vue perspective de la salle de spectacle vide. Dans l'exaltation de ce qu'il nomme lui-même les « délires de [son] imagination », Ledoux composa un texte littéraire étonnant, lyrique jusqu'à l'emphase, métaphorique dans la meilleure[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-I-Sorbonne, directeur du centre Ledoux

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<it>Vue en perspective de la ville de Chaux</it>, C. N. Ledoux - crédits : AKG-images

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