RAMNOUX CLÉMENCE (1905-1997)
Clémence Ramnoux a marqué la vie de l'Université française et de la pensée philosophique dans les décennies qui ont suivi la guerre, entre 1950 et 1980, par sa personnalité et la singularité de sa démarche. Entrée à l'École normale supérieure en 1927, elle y est contemporaine de Jean Beaufret, Simone Pétrement, Simone Weil. Agrégée de philosophie en 1931, après des années d'enseignement au lycée, elle est la première femme invitée à Princeton, en 1955, et, à l'issue de son doctorat, rejoint l'université. Elle est nommée, à sa demande, professeur à l'université d'Alger, où elle enseigne de 1958 à 1963. Elle participe ensuite à la création de l'université de Nanterre, en 1965, avec Paul Ricœur et Jean-François Lyotard. Elle y enseigne jusqu'à la fin de sa carrière, en 1975.
Dès la publication de sa double thèse, en 1959, Héraclite, ou l'Homme entre les choses et les mots et La Nuit et les enfants de la Nuit, son œuvre est reconnue en ce qu'elle participe au renouveau, en France, des études « présocratiques », au souci d'interroger les sources de l'ontologie et les mutations décisives d'une culture lorsque celle-ci se défait de ses dieux. Mais elle est aussi rapidement méconnue, en raison d'un certain nombre de malentendus. Clémence Ramnoux part bien des interrogations nietzschéennes, et tente d'ouvrir un chemin subtil qui ne cesse de l'éloigner de toute fascination pour les pensées supposées fondamentales : la recherche de la restitution d'un sens, chez Héraclite « l'obscur », demande certes les ressources savantes de la philologie, mais aussi une grande méfiance à l'égard des tentations d'écraser sous la philologie historique ou structurale, romantique ou positiviste, le logos énigmatique grec. C'est que Clémence Ramnoux est d'abord élève de Gaston Bachelard, du dernier Bachelard, du philosophe de l'« image émergente », et que sans doute elle lit Bachelard avec Nietzsche, contre tout positivisme. Mais, plus encore, elle lit Bergson et Bachelard avec Lacan, dont elle partage le souci du retour à Freud, le Freud de Moïse et le monothéisme, qui s'est avancé le plus loin dans l'analyse de la construction d'une tradition. Si l'on ajoute qu'elle poursuivit, après Marie Delcourt, une nouvelle lecture de la mythologie et qu'elle fut l'élève puis l'amie de Georges Dumézil, on voit que, dans cette œuvre inclassable, qui convoque histoire des religions, phénoménologie, ontologie et psychanalyse, elle noua des fils qui sans elle ne se nouaient pas, et porta la puissance d'investigation de disciplines divergentes aux limites de leurs domaines, pour tracer le « bâti » d'une anthropologie philosophique.
Lire « en partie double », c'est d'abord lire Héraclite avec la mythologie de la nuit, donc déchiffrer les commencements de la philosophie, c'est aussi construire une histoire de la mythologie, des époques premières aux remythologisations tardives, en passant par la rigueur hésiodique, puis ce qui peut être donné hypothétiquement comme « laïcisation ». C'est ce qui donne sens à la division entre Hésiode et Héraclite, entre les généalogies divines et une « archéologie », discours sur le principe. Héraclite fait être le logos, comme forme et formule, dans l'énonciation d'un principe séparé, l'Un, la Chose sage, nommé au neutre, et saisi dans la structure contrariée de la moindre expérience. L'analyse d'Héraclite est pour Clémence Ramnoux l'amorce d'une généalogie des catégorisations, des stoïciens aux structuralistes, mais aussi l'occasion de saisir la relation de l'affect à la doctrine naissante, et c'est le sens du sous-titre. Est à l'œuvre ce que Clémence Ramnoux nomme une « sagesse » : un discours [...]
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Écrit par
- Danielle DELHOME : directeur d'études, D.E.A. d'histoire ancienne
- Michèle SINAPI : agrégée de philosophie, directeur de programme au Collège international de philosophie
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