COEN JOEL (1954- ) & ETHAN (1957- )
L'envers du rêve américain
La rigueur de ces films de genre rendus à leur complète expressivité ne se départ jamais d'un humour caustique qui participe, par touches discrètes, aux décalages maîtrisés des frères Coen. Mais il leur fallait aussi laisser cet esprit loufoque prendre son plein essor, ce qu'ils firent dès Arizona Junior (Raising Arizona, 1987), puis dans The Hudsucker Proxy (Le Grand Saut, 1994). Ces films libèrent souvent la vision grotesque d'une Amérique rurale, peuplée d'individus rustres ou stupides, vision omniprésente, mais de manière moins appuyée, de Sang pour sang à Fargo. Cette inspiration culmine dans O Brother Where Art Thou ? (2000), comédie burlesque qui accompagne trois bagnards en cavale dans l'Amérique profonde (le « Deep South ») des années 1930. La cohérence stylistique naît ici de la réunion d'éléments a priori hétéroclites, qui vont de l'Odyssée d'Homère (parodiée par le scénario) au rôle crucial accordé à la musique (blues, gospel, folk), et en passant par une fantaisie de bande dessinée et un étrange retour à la langue classique (que le titre annonce). Cette inspiration d’ordre musical se retrouvera – centrée cette fois sur le folk – dans Inside Llewyn Davis (2013).
The BigLebowski (1998) s'appuie sur un malentendu ; des voyous à la recherche d'un homonyme couvert de dettes s'en prennent au héros de l'histoire, passionné de bowling et grand consommateur de haschich. Ce premier quiproquo en entraînera d'autres permettant aux frères Coen de radiographier la société de Los Angeles, dans une savoureuse parodie du Grand Sommeil, de Raymond Chandler.
Les frères Coen recomposent aussi, parallèlement, une image des mythologies américaines (l'espace gigantesque, le spectacle, le rêve, pris dans un jeu avec les clichés), en accentuant les effets de cadres et d'angles de vue, au risque de rendre parfois décoratives ces prouesses visuelles. Une dérive que The Man WhoWasn't There (2001) réfléchit, au double sens du terme. Dans ce film noir qui respecte scrupuleusement les canons du genre (lumière très travaillée, image en noir et blanc, univers de l'Amérique de la fin des années 1940), tout n'est que mise en scène. Et cela d'autant plus spectaculairement que le personnage principal est un coiffeur qui a tout d'un fantoche. Au terme d'une désolante machination supposée lui faire gagner un petit magot et qui lui coûtera très cher, il dira même son sentiment d'avoir toujours été absent à sa propre vie (ce que résume le titre). C'est autour de ce vide que le film se construit, à la fois comme l'illustration d'un risque de vacuité esthétique (derrière la perfection des images, il n'y a rien), et comme une réflexion sur ce fascinant « trou noir » existentiel. La mise en scène ne sert-elle qu'à « emballer » le néant ou à lui donner une forme ? Est-elle la vanité absolue ou le regard suprême, qui révèle tout ? Ces questions hantent The Man WhoWasn't There (prix de la mise en scène au festival de Cannes 2001), sans trouver une réponse assurée. Pour les frères Coen, elles sont l'expression d'un doute profond qui affleure à nouveau sous la comédie avec IntolerableCruelty (2003), The Ladykillers (2004) et Burnafterreading (2008).
No Country for Old Men (2007), adapté du roman éponyme de Cormac McCarty, renoue avec l'absurde tragique et ravageur des premiers films. L'action se tient en plein désert, à la frontière qui sépare le Texas du Mexique. Ce road movie sanglant, qui regarde vers le western comme vers le thriller, verse cependant dans une forme de mélancolie, lorsque la frénésie de la poursuite apparaît comme une quête absurde, transformant la cavale en une sorte de plaisanterie tragique. Autres variations sur le genre du western, [...]
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Écrit par
- Frédéric STRAUSS : journaliste
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Médias
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