COGNITION INCARNÉE
Pendant longtemps, les sciences de la cognition ont tenté de décrire les mécanismes à la base des comportements en privilégiant une approche modulariste décrivant le cerveau comme un ensemble de systèmes hautement spécialisés (des modules), impliquant différents niveaux de représentations internes, et intervenant avant tout selon un mode séquentiel. Au-delà de la modularité, que certains ont limitée aux systèmes périphériques (perceptivo-moteurs), la deuxième caractéristique de cette approche dite « cognitiviste » est de mettre en avant la notion de représentation. C'est d'ailleurs l'introduction de cette notion qui a marqué au milieu du xxe siècle la rupture avec le courant béhavioriste. La troisième spécificité du cognitivisme est de s'intéresser quasi exclusivement à la cognition en tant que production du cerveau, en n'évoquant que marginalement le rôle du corps et de l'environnement (certains parlent de cognition autonome).
Une des publications majeures ayant favorisé le virage paradigmatique auquel on a assisté à partir des années 1990 est sans aucun doute le livre de Varela, Thompson et Rosch The EmbodiedMind (1991). Les auteurs ont introduit la notion d'énaction pour défendre l'idée que le monde tel que le ressent l'individu est issu des interactions entre l'organisme et son environnement. Selon Varela, « le cerveau existe dans un corps, le corps existe dans le monde, et l'organisme bouge, agit, se reproduit, rêve, imagine. Et c'est de cette activité permanente qu'émerge le sens du monde et des choses ». C'est en ce sens que la cognition est « située » (situated cognition), car elle ne peut être envisagée indépendamment des situations dans lesquelles elle prend naissance, et « incarnée » (embodied cognition), car elle est ancrée dans le corps et émerge de ses interactions (son incarnation) avec le monde extérieur. C'est cette incarnation de l'organisme qui définit et limite l'expression de la cognition. Elle n'est pas issue d'une succession de traitements impliquant des modules spécialisés, périphériques ou centraux, elle est fondamentalement dynamique. La cognition émerge de l'état global du système et de ses modifications.
Dans sa conception extrême, la cognition incarnée va jusqu'à nier l'intérêt de la notion de représentation en tant qu'état mental à la base des comportements. La cognition n'est plus décrite en termes de computations sur un contenu mental (des représentations symboliques détachées des systèmes sensori-moteurs qui ont permis leur construction), elle traduit simplement l'état global du système individu-environnement. Toutefois, dans la littérature, les choses ne sont pas toujours aussi claires. L'approche « cognition incarnée » est en effet bien souvent assimilée à la grounded cognition ou cognition « enracinée » (Barsalou, 1999), dans laquelle l'existence des représentations mentales n'est pas remise en question ; celles-ci restent indissociables des expériences sensori-motrices de l'individu (elles ne sont plus amodales). Ces « représentations » (que Barsalou appelle des « symboles perceptifs ») se construiraient à partir des enregistrements des patrons d’activations des systèmes neuronaux associés à des expériences sensori-motrices. Ces symboles perceptifs sont reliés entre eux et s’organisent autour de ce que l'on appelle des « simulateurs » qui permettraient au système cognitif de reconstruire des expériences antérieures, sensori-motrices mais aussi émotionnelles.
Ainsi, même si la grounded cognition ne remet pas en question l'existence d'une certaine forme de représentations, celles-ci sont enracinées (grounded) ou incarnées (embodied) dans les expériences sensori-motrices présentes et passées.
Les[...]
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Écrit par
- Rémy VERSACE : professeur de psychologie cognitive, université de Lyon-II
Classification
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