COGNITION MUSICALE
Tout comme la couleur, la musique n’existe pas dans la nature. Elle résulte d’une construction de l’esprit. Cette construction repose sur des opérations psychologiques perceptives, intellectuelles, affectives et motrices. Le terme « cognition musicale » désigne l’ensemble de ces opérations. Leur étude scientifique s’inscrit dans le champ des sciences cognitives et relève directement de la psychologie cognitive, des neurosciences et des sciences du traitement de l’information. D’autres disciplines s’y adjoignent parfois, telles que la musicologie systématique et l’ethnomusicologie. Deux ouvrages marquent la naissance des sciences cognitives de la musique en France : La Musique et les sciences cognitives (S. McAdams et I. Deliège, 1989) et Penser les sons (McAdams et Bigand, 1994). Des travaux plus anciens, réunis dans l’ouvrage La Perception de la musique (R. Francès, 1958) en France ou celui plus ancien encore de H. von Helmholtz Théorie physiologique de la musique, fondée sur l’étude des sensations auditives (1874) en Allemagne, préfigurent l’émergence de ce champ de recherche. De nombreux autres ouvrages antérieurs, de Rameau à Pythagore, témoignent de préoccupations pour des questions similaires, mais ils diffèrent radicalement par leurs méthodes des études menées au début du xxie siècle. L’originalité des sciences cognitives de la musique est de combiner les méthodes et les cadres théoriques de trois disciplines différentes et complémentaires. La psychologie cognitive infère de l’étude des comportements l’existence des mécanismes mentaux qui sous-tendent l’aptitude humaine pour la musique. Elle permet, par exemple, de comprendre les stratégies attentionnelles d’un chef d’orchestre pour suivre l’ensemble de voix de la partition ou d’analyser comment un auditeur procède pour saisir si la mélodie improvisée par une saxophoniste de jazz est ou non une variation d’un standard fameux. Les neurosciences étudient les corrélats neurophysiologiques des mécanismes mentaux en observant directement l’activité neuronale. Elles montrent ainsi que la musique recrute des réseaux de neurones partiellement similaires à ceux du langage, ou que le cerveau du nourrisson détecte en moins de 300 ms des erreurs de notes dans des airs auxquels il a été exposé dans la vie intra-utérine. Les sciences du traitement de l’information reproduisent le fonctionnement de mécanismes de la cognition musicale à l’aide d’ordinateurs. On peut ainsi simuler les réactions spécifiques d’auditeurs occidentaux et indiens écoutant des erreurs de notes dans des musiques de leurs cultures respectives. Un programme informatique pourrait par exemple prédire que telles ou telles notes qui seront perçues comme très choquantes par un auditeur occidental écoutant un morceau spécifique de musique occidentale ne le seront pas du tout par un auditeur indien et réciproquement. Le programme pourrait même quantifier le degré de surprise ressentie par ces auditeurs, et ces prédictions pourront ensuite être vérifiées par des études perceptives auprès de ces deux catégories d’auditeurs.
En l’espace de trente ans, la puissance combinée de ces méthodes d’investigation scientifique a apporté une compréhension unique de la musique et du cerveau qui conduit à repenser la signification des activités musicales pour les sociétés humaines.
Les premiers travaux sur la cognition musicale ont cherché à isoler les mécanismes de « traitement de l’information » qui intervenaient sur chacune des dimensions du son. Les travaux de psychoacoustique classiques se sont vus complétés par ceux de l’analyse des scènes auditives qui expliquent comment l’oreille recrée et organise les sons musicaux en flux sonores distincts, donnant parfois lieu à des illusions musicales. Les études sur le traitement de la hauteur du son ont montré comment le cerveau intègre les[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Emmanuel BIGAND : professeur des Universités, université de Bourgogne, directeur de l'UMR 5022 du CNRS, membre de l'Institut universitaire de France
Classification