COLLECTIONNISME
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Du « studiolo » au musée
Kunst-und Wunderkammer
La tradition du trésor, réunion de naturalia et d'artificialia se retrouve dans le studiolo italien, qui apparaît autour de 1450 (palais de Belfiore, près de Ferrare, pour les Este), et que les humanistes justifient par la doctrine aristotélicienne de la munificence (par exemple le lettré Jacopo Pontano à la cour d'Alphonse d'Aragon à Naples). Le plus célèbre studiolo est celui de Frédéric II de Montefeltre – figure idéale d'un prince de la Renaissance – au château d'Urbino dans les Marches (1474-1476) : dans une petite pièce fermée, lieu d'études pour Frédéric II, la marqueterie représente en trompe l'œil, grâce au jeu de la perspective, le théâtre des activités et du savoir du prince, depuis les livres jusqu'à la sphère armillaire, sous une galerie de portraits représentant des hommes illustres. Au même moment, Laurent le Magnifique rassemble à Florence objets précieux, anciens ou modernes, et curiosités (défenses d'éléphant). Au xvie siècle, les studioli des princes italiens (studiolo d'Isabelle d'Este à Mantoue ; cabinet d'albâtre d'Alphonse d'Este à Ferrare) accordent une place importante à la peintu re. Le principe qui régit celui de François Ier de Médicis au Palazzo Vecchio (1570-1575), dont le programme est connu par un texte de Borghini, n'est ni didactique ni scientifique mais symbolique : la figure du prince, au centre du microcosme, domine le monde naturel et artificiel. Au saturnisme maniériste de ce studiolo s'oppose la disposition plus ordonnée des Offices en 1584 : la glorification du même prince est alors obtenue par le caractère plus public de sa collection, qui reste encore encyclopédique. Au centre de la tribune, un studiolo de bois précieux contenait des médailles et des pierres précieuses. Dans les salles adjacentes étaient disposés les cartes et les instruments scientifiques, les armes et armures, des objets mexicains et la camera degli idoli (cabinet de bronzes antiques). Une même volonté de rassembler le monde entier dans un seul musée, correspondant aux critères de la science d'alors, se retrouve aussi bien chez les hommes de science que chez les lettrés (Ulisse Aldrovandi, 1522-1605, Cassiano dal Pozzo, 1588-1657).
Ce modèle se diffuse rapidement au nord des Alpes. En 1578, Basilius Amerbach, le fils de l'éditeur d'Érasme, se fait construire par l'architecte Daniel Heinz un cabinet qui abrite plus de cinq mille objets, dont quatre mille peintures, gravures, dessins et médailles ; il achète la même année le fonds entier de la boutique d'un orfèvre de Bâle, soit quatre cents instruments et trois cents dessins. Cette idée de collection encyclopédique est codifiée dans le traité de Samuel Quiccheberg Inscriptiones vel Tituli theatri Amplissimi (Munich, 1565) qui s'appuie pour la justifier sur l'art de la mémoire et l'Histoire naturelle de Pline : la collection rassemble à la fois un Wunderkammer (cabinet des merveilles) et un Kunstkammer (la chambre des œuvres des métiers d'art, art étant compris au sens du grec technè ; l'expression avait été utilisée pour la première fois pour décrire la collection de Ferdinand Ier à Vienne en 1550). À la fin du xvie siècle, cette association cabinet des merveilles-cabinet d'objets d'art est présente dans toutes les grands cours princières allemandes (Ambras pour l'empereur, Munich pour le duc de Bavière, Kassel pour le landgrave de Hesse, Stuttgart pour le duc de Wurtemberg). À Dresde, le prince luthérien Auguste de Saxe privilégie l'aspect technique (8 000 objets scientifiques sur 10 000 objets) dans le cabinet qu'il fonde en 1560. Mais l'exemple le plus remarquable est la collection de Rodolphe II à Prague. Un nouveau bâtiment abritait les antiques et les sculptures modernes ; dans l'aile reliant ce bâtiment au palais d'été étaient disposées à l'étage environ mille cinq cents peintures, allant de Dürer à Parmesan ; les niveaux inférieurs abritaient le Kunstkammer proprement dit et les productions des artisans spécialisés de Prague (objets en cristal de roche). Naturalia, jardins et ménagerie complétaient ce microcosme, conçu comme un symbole de l'Empire universel des Habsbourg. Dans une même démarche, Arcimboldo, pour représenter les saisons, peint des assemblages de fruits et de légumes, véritables collections des produits de la terre.
Des cabinets scientifiques ?
En 1587, le programme du cabinet de Christian Ier de Saxe est universel : il englobe peintures, sculptures, curiosités et bibliothèque. Trente ans plus tard, Francis Bacon, dans son New Atlantis propose d'installer, dans le collège et le laboratoire du Salomon's House à Oxford, deux longues galeries, l'une regroupant les exemples des plus grandes inventions scientifiques, l'autre comportant des portraits d'hommes de science, soit une collection spécialisée dans les sciences, tournée non pas vers le passé, mais vers la recherche expérimentale. Un tel projet, qui trouva un début de réalisation à Vauxhall sous le règne de Charles Ier, est repris par les institutions scientifiques de la seconde moitié du xviie siècle : le College of Physicians à Londres, fondé en 1654, comprend des res curiosae et exoticae et des instruments de chirurgie, mais c'est la bibliothèque qui constitue l'essentiel de la collection (40 pages sur les 43 du catalogue). L'Ashmolean Museum, fondé à Oxford en 1683, comprend au rez-de-chaussée une salle de conférences, au sous-sol un laboratoire, et à l'étage un cabinet de curiosités, qui, dans ce contexte, correspond à un projet scientifique de recherche. Mais, après la mort du premier directeur de l'institution, le chimiste Robert Plott, laboratoire et collection se développent indépendamment. La collection scientifique, particulièrement en faveur en Angleterre (celle du roi George III, par exemple), est alors autant une réserve de savoir qu'un encouragement à la recherche.
Sur le continent, les cabinets de curiosités sont très répandus : de Naples (Imperato, 1599) à La Rochelle (l'intendant Bégon, 1638-1710), de Rome (le jésuite Athanase Kircher, 1602-1680) à Amsterdam (le protestant Nicolas Chevalier, 1661-1720) ; ils touchent toute la société, du médecin Ole Worm à Copenhague (1655) au marquis Cospi à Bologne (1606-1686) ou à Gaston d'Orléans, jusqu'au Roi-Soleil. La distinction faite par Julius von Schlosser entre une Europe latine, humaniste, tournée vers les arts nobles, et une Europe nordique, princière, orientée vers les Kunstkammer, doit donc être fortement relativisée. Les descriptions ou les illustrations de ces cabinets témoignent de l'ampleur de cette culture de la curiosité qui s'intéresse au particulier plus qu'à l'universel, à l'objet bizarre, qui par le jeu des analogies permet de passer « du visible à l'invisible », plus qu'aux lois générales et aux systèmes de classification. L'argonaute, coquillage recherché, souvent présenté dans une monture précieuse, est réputé naviguer par temps calme sur le dos ; la rose de Jéricho, qui fleurit uniquement le jour de Noël, possède pour cette raison des vertus bénéfiques pour l'accouchement ; les objets de tour, en ivoire, offrent une miniaturisation remarquable et précieuse de l'univers. Par son attachement aux vieilles croyances, que les curieux mettent en doute mais qu'ils ressassent, cette culture freine la recherche scientifique de type moderne. Descartes et Boileau, le Dictionnaire de l'Académie et Diderot la condamnent d'un point de vue scientifique ou moral. Le général Luigi Marsili, qui fonde un institut des sciences à Bologne en 1714, fustige ce mélange des naturalia et des artificialia qui « sert plus au plaisir des jeunes gens, et à provoquer l'admiration des femmes et des ignorants, qu'à servir d'enseignement aux étudiants à propos de la nature ». Peut-on parler pour autant d'un « dressage de la curiosité » (K. Pomian), et d'un tournant décisif vers la modernité à la fin du xviie siècle, qui se traduirait par une spécialisation des collections et une disposition plus rationnelle de leur présentation ? Michel Foucault a justement insisté sur l'évolution « du défilé circulaire de la montre à l'étalement des choses en tableaux » (Les Mots et les Choses). Mais encore en 1694, à Amsterdam, le protestant Nicolas Chevalier présente, accrochés à son plafond, poisson-scie, rémora, œuf d'autruche, antiques et réductions de vaisseaux et, en plein xviiie siècle, Bonnier de La Mosson possède une « collection considérable de diverses curiosités en tous genres » (Gersaint) parmi lesquels des objets de tour et différents bezoards. En 1727, C. F. Neickel établit dans la quatrième partie de son Museographia le programme d'un « cabinet de raretés ».
Cependant, l'association histoire-histoire naturelle cesse progressivement d'être la norme et, chez les « antiquaires », l'histoire se fragmente. Certains ne s'intéressent plus qu'au passé national dans sa continuité historique, comme l'érudit Roger de Gaignières qui exclut de son cabinet les curiosités naturelles et les œuvres de l'Antiquité classique. D'autres abandonnent l'érudition, et renoncent aux objets porteurs d'histoire, comme les médailles, pour privilégier les monuments figurés comme sources d'information, tel l'antiquaire Maffei à Vérone, ou comme « preuve et expression du goût » d'une période, tel le comte de Caylus, qui renonce à la philologie pour l'archéologie : son cabinet regroupe des œuvres de l'Antiquité gréco-romaine en particulier. Les collections d'histoire naturelle, vantées par Diderot comme un moyen de diffusion du savoir, sont peut-être savantes, mais pas forcément scientifiques ; Diderot affirme lui-même que « leur objet est d'étaler toutes ces merveilles et de les faire admirer », une phrase que n'aurait pas désavoué le marchand parisien Gersaint. Le collectionnisme des Lumières hésite en effet entre curiosité et rationalité. Antoine Joseph Dezallier d'Argenville, héritier des curieux du Grand Siècle, passionné de jardins, auteur du premier traité en français de conchyliologie (1742), d'un ouvrage de minéralogie et d'un recueil de vies de peintres, reconnaît pourtant le caractère inéluctable d'une certaine spécialisation dans sa Lettre sur le choix et l'arrangement d'un cabinet curieux (1727) : « Notre cabinet est devenu universel [...] il faut donc convenir que l'on doit opter en cette matière ; la grande dépense y met assez de frein, joint à ce que l'inclination naturelle nous porte plus vers une science que vers une autre ; un savant, par exemple, ne respire que les livres, un physicien que les expériences, un naturaliste, que les productions de la nature, nous autres, Monsieur, qui penchons plus vers la peinture, nous trouverons sûrement cette carrière assez grande pour nous y arrêter longtemps. »
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Écrit par
- Olivier BONFAIT : conseiller scientifique à l'Institut national d'histoire de l'art
Classification
Médias
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