COLONIALISME & ANTICOLONIALISME
L'anticolonialisme de la Renaissance
À peu près dans le même temps apparaît en France une autre variante de l'anticolonialisme. Elle est suggérée par la multiplication des récits de voyages qui décrivent l'existence de populations à l'état de nature. Le « bon sauvage » devient le thème de cette littérature. Voilà des peuples qui vivaient libres et heureux : nous ne leur apportons que misère, oppression et guerre. Dans les Isles fortunées que chante Ronsard en 1553, il n'y a ni État, ni propriété, ni « Sénat rude », ni « prince inhumain ». Et, après avoir lu les Singularitez de la France antarctique du moine cordelier André Thevet, Ronsard écrit Complainte contre Fortune pour qu'on laisse vivre « sans peine et sans souci » cette « heureuse gent ». Quant à Montaigne, il avance une idée toute simple, qu'on retrouve continuellement dans une sorte d'anticolonialisme spontané et d'une prudence toute paysanne. « J'ai peur que nous n'ayons les yeux plus grands que le ventre et plus de curiosité que nous n'avons de capacité. Nous embrassons tout, mais nous n'étreignons que le vent. » Il dépouille les conquistadores de leur fausse gloire en rappelant qu'avec « les foudres et tonnerres de nos pièces et harquebouses », on triomphe sans honneur de « peuples nuds ». Au lieu de violence il fallait user de douceur, « polir » et « défricher » ce qu'il y avait de « sauvage » chez ces peuples, mais aussi « conforter les bonnes semences que nature y avait produit » : Montaigne se place au côté des victimes (les Indiens) contre leurs bourreaux. Il est bien informé, car, non seulement il a lu les récits des voyageurs, mais encore il a rencontré en Guyenne nombre d'aventuriers qui revenaient du Brésil ou de Floride. Aussi évoque-t-il les civilisations indiennes, l'intelligence de ces hommes « qui ne devaient rien en clarté d'esprit naturelle et en pertinence ». La description de villes comme Cuzco et Mexico lui permet de dire « qu'ils ne nous cédaient non plus en industrie ». « Quant à la dévotion, observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien servi de n'en avoir pas tant qu'eux : ils se sont perdus par cet avantage et vendus et trahis eux-mêmes. » Rabelais a rêvé aussi d'une colonisation humaine, libératrice. Les peuples colonisés sont comme « enfant nouvellement né ». Il faut les « alaider, bercer, esjouir ». « Comme arbre nouvellement planté les fault appuyer, asceurer. » Découverte de peuples nouveaux et différents, abandon de toute conception hiérarchique des civilisations, condamnation des violences et des rapines, confiance en l'homme où qu'il habite et de quelque race qu'il soit, tels sont les thèmes qui inspirent les écrivains français de la Renaissance. Ne peut-on pas parler d'un anticolonialisme humaniste ? Les grandes utopies des xvie et xviie siècles, de Thomas More, Francis Bacon ou de Campanella, s'inspirent également des récits de voyageurs. Les « Utopiens » sont de « bons sauvages » qui ne connaissent pas la propriété privée et dont le communisme, modèle d'une civilisation sans oppression, a été détruit par les conquérants.
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Écrit par
- Jean BRUHAT : maître assistant à la faculté des lettres et sciences humaines de Paris
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