COLONISATION (débats actuels)
Article modifié le
En 1992, l'historien spécialiste de la colonisation Daniel Rivet affirmait que « le passé colonial s'est suffisamment éloigné pour que nous établissions enfin avec lui un rapport débarrassé du complexe d'arrogance ou du réflexe de culpabilité ». Il encourageait ainsi les historiens à interroger la distance temporelle entre le « moment colonial » et la période contemporaine, et à assurer une « transmission génératrice de sens ».
Cette préconisation peut aujourd'hui paraître singulière, tant la question de la colonisation a investi aussi bien les recherches universitaires en histoire et en sciences humaines que les usages publics du passé et la mémoire. D'ailleurs, les frontières entre ces deux espaces – le premier, d'expertise scientifique, et le second, d'expérience individuelle ou collective – sont devenues poreuses ou ont, pour le moins, été interrogées. Dans cette mutation, la mémoire a émergé et a remis en cause le récit historique uniquement fondé sur les archives qui privilégiait les systèmes et les grands héros de l'histoire. La mémoire s'est ainsi superposée à l'histoire, à l'issue d'un enchaînement de facteurs politiques et moraux liés à la fois aux grands événements historiques du xixe siècle et à l'émergence d'acteurs individuels et associatifs qui se sont imposés comme interlocuteurs de l'État.
Par ailleurs, on ne peut pas dissocier l'étude de la colonisation de celle de l'esclavage, en raison de l'héritage des classifications coloniales fondées sur la race. Du xve au xxe siècle se créent ainsi les catégories de « Blanc » et de « Noir », ainsi qu'une hiérarchisation raciale fondée sur l'opposition entre le statut de « libre » et celui d'« esclave ». Alors que la première colonisation (du xve siècle à la première moitié du xixe siècle) est fondée sur l'esclavage d'Africains déportés dans les Amériques, la seconde colonisation (de la conquête de l'Algérie par la France en 1830 à la seconde moitié du xxe siècle) ne repose qu'en partie sur la lutte contre l'esclavage persistant sur le continent africain, qui lui donnerait une justification « morale ». Malgré tout, ces deux périodes de l'histoire coloniale posent la question des représentations racialisées des populations des pays du Sud. De plus, à partir de la seconde moitié du xxe siècle, des recherches scientifiques démontrent qu'il existe une superposition des caractères physiques infériorisants et de la condition de colonisé.
Ce sont précisément ces représentations héritées de l'histoire coloniale – encore opérantes dans la société – qui permettent de créer un espace commun de discussion sur l'esclavage et la colonisation, et de dénonciation du racisme. Deux grandes étapes jalonnent la construction de ce débat : d'une part, l'analyse de la domination et du racisme après la Seconde Guerre mondiale ; d'autre part, l'émergence de la figure du témoin comme possible questionnement des systèmes politiques et de l'État. Ces éléments ont érigé la mémoire en outil heuristique pour revisiter l'histoire.
L'émergence des questions de domination, de génocide et de mémoire après la Seconde Guerre mondiale
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, en raison du rôle important qu'ont joué les colonies dans le conflit, un questionnement sur l'ordonnancement du monde et sur la modernité dans les espaces colonisés a surgi. Une analyse des concepts de liberté, de pouvoir et de domination, notamment à partir de l'histoire de l'esclavage, est alors proposée.
La dénonciation simultanée de l'esclavage et du génocide juif
Le poète et homme politique martiniquais Aimé Césaire publie, en 1950, le Discours sur le colonialisme, dans lequel, comme C. L .R James et Eric Williams, des intellectuels trinidadiens marxistes, il interroge le sens des notions de liberté, de pouvoir et de domination, ainsi que leur nature politique dans l'espace occidental. Il relève le paradoxe selon lequel la valorisation du concept de liberté, associé à la modernité et articulé à l'universalisme, s'est développée alors que le système de l'esclavage dans les colonies s'intensifiait. Ainsi, le pouvoir de la raison, imposé par la philosophie des Lumières, va de pair avec la plus brutale des dominations et des négations de l'être humain. Aimé Césaire souligne que ce faux humanisme en usage dans la société européenne a contribué à la montée du nazisme.
Ce questionnement sur la domination et le racisme, posé à partir du thème de l'esclavage dans les colonies, s'est généralisé à l'échelle mondiale avec la découverte du génocide juif après la Seconde Guerre mondiale, car Noirs et Juifs ont polarisé les idéologies racistes. Ainsi, esclavage et génocide sont associés dans la réflexion de l'après-guerre sur la violence des sociétés occidentales. Le Préambule de l'Acte constitutif de l'UNESCO reconnaît « que la grande et terrible guerre qui vient de finir a été rendue possible par le reniement de l'idéal démocratique de dignité, d'égalité et de respect de la personne humaine et par la volonté de lui substituer, en exploitant l'ignorance et le préjugé, le dogme de l'inégalité des races et des hommes ». C'est la raison pour laquelle, en 1948, les Nations unies affirment, dans la Déclaration universelle des droits de l'homme (art. 4), que « nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ».
La figure du témoin et de la victime : le recours à la mémoire
Dès l'immédiat après-guerre, le génocide juif s'est imposé comme le modèle et le cadre de référence pour toutes les populations persécutées, « l'étalon du mal absolu, l'aune à laquelle les drames collectifs doivent être mesurés pour être reconnus » (Nicole Lapierre, Causes communes. Des Juifs et des Noirs, 2011). Ainsi, alors que les polarités politiques de la guerre froide disparaissent progressivement et que les « grands récits » de l'histoire des progrès de l'humanité vers l'émancipation – ces « narrations à fonction légitimante » (Jean-François Lyotard) – sont critiqués, émergent concomitamment la figure du témoin et celle de la victime de l'histoire. Comment, en effet, mieux révéler l'horreur d'un événement ou d'une période si ce n'est par le recours à la mémoire des survivants ? À une histoire-mémoire marquée du sceau de l'universalité, telle que la définissait Jules Michelet, succède donc une pluralité de mémoires qui revendiquent une reconnaissance et une place dans l'histoire de la Nation et dans l'histoire globale.
C'est à la faveur de ces transformations qu'émergent donc, dans les années 1970, des revendications de reconnaissance de « mémoires coloniales blessées » (Benjamin Stora, La Guerre des mémoires : la France face à son passé colonial. Entretiens avec Thierry Leclère, 2007). En France, portées par des associations constituées de témoins ou de descendants de populations colonisées, ces revendications se font entendre, afin d'être prises en compte à la fois par l'Histoire et par l'État.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Myriam COTTIAS : historienne, directrice de recherche au CNRS
Classification
Médias
Voir aussi