COMÉDIEN (PARADOXE DU)
Célèbre paradoxe (c'est-à-dire au sens indiqué par l'Encyclopédie : « proposition absurde en apparence, à cause qu'elle est contraire aux opinions reçues, et qui, néanmoins, est vraie au fond ») formulé par Diderot dans un dialogue posthume dont le titre exact est Paradoxe sur le comédien. L'un des deux interlocuteurs — qui est l'auteur — y pose l'insensibilité comme qualité indispensable au bon comédien : « C'est l'extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c'est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c'est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes. » Sensibilité : entendons émotion, émotivité, l'ensemble de ces impulsions auxquelles on s'abandonne sans les contrôler. Le comédien sensible est inégal d'une représentation à l'autre, d'une scène à l'autre ; il n'est même, à la limite, que l'acteur d'un seul rôle. Le grand comédien, lui, grâce « à l'étude des grands modèles, à la connaissance du cœur humain, à l'usage du monde, au travail assidu, à l'expérience et à l'habitude du théâtre », possède « une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles ». Sur scène, il est de « sang froid », et c'est parce qu'il n'éprouve pas l'émotion qu'il représente qu'il peut faire éprouver aux spectateurs l'effet suscité par cette émotion ; il n'est pas là pour pleurer, mais pour faire pleurer : « Tout son talent consiste non pas à sentir, comme vous le supposez, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment, que vous vous y trompiez. » L'illusion n'est que pour le public : « observateur continu » des effets qu'il produit, l'acteur devient en quelque sorte spectateur des spectateurs en même temps qu'il l'est de lui-même et peut ainsi, de représentation en représentation, perfectionner son jeu : « Il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille. » « Nous sentons, nous ; eux, ils observent » ; eux, les grands acteurs, mais aussi tous les grands artistes parmi lesquels les acteurs représentent un cas limite ; pour l'auteur du Paradoxe (qui se définit, lui, comme « un homme sensible »), c'est là la condition de la création. Poussant jusqu'au bout le paradoxe, Diderot prétend même faire de cette distance (de cette « incompréhensible distraction de soi d'avec soi ») une vacuité, souhaitant chez le comédien l'absence de caractère : « Je crois qu'ils ne sont propres à les jouer tous que parce qu'ils n'en ont point. » Il avait prévu l'hostilité que sa thèse devait susciter chez les praticiens du théâtre : « Ces vérités seraient démontrées que les grands comédiens n'en conviendraient pas ; c'est leur secret. »
Et, de fait, la plupart des acteurs qui sont intervenus dans la controverse, durable et toujours actuelle, soulevée par le Paradoxe ont récusé l'analyse qui y est présentée (Mounet-Sully, Sarah Bernhardt, Louis Jouvet, Ludmilla Pitoëff, Pierre Brasseur, Béatrix Dussane, auteur d'un Comédien sans paradoxe), parfois parce que leur jeu reste pour eux-mêmes, de leur propre aveu, sinon un secret, du moins un mystère ; souvent parce que l'opinion de Diderot leur paraît être « une opinion de spectateur » (J.-L. Barrault). Ces réactions reposent peut-être en partie sur plusieurs malentendus : sur le sens du mot « sensibilité », sur la phase du travail du comédien envisagée par Diderot. Il s'agit pour lui de la représentation et non de la découverte de la pièce, et aux comédiens qui affirment que pour émouvoir il faut avoir été ému il accorderait volontiers sans doute que l'acteur, lors des premières lectures qu'il a faites de l'œuvre,[...]
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Écrit par
- Bernard CROQUETTE : agrégé de l'Université, maître assistant à l'université de Paris-VII
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