COMME UNE IMAGE (A. Jaoui)
Lolita a vingt ans et se trouve « grosse », « moche », « nulle »… S'il est vrai que, lorsqu'elle essaie une robe dans la cabine d'un magasin, elle ne donne pas l'image filiforme que la publicité renvoie du corps de la femme, là n'est peut-être pas l'essentiel. Avec le même succès public, Agnès Jaoui poursuit dans Comme une image (2004) la réflexion entamée dans son précédent film, Le Goût des autres (2000), sur la puissance paralysante du regard, tel qu'il émane d'autrui, ou, plus généralement, de la société. Celle-ci prend alors la forme du groupe social ou professionnel auquel on vise à s'intégrer, voire à s'inféoder, tout autant que de ce groupe de plus en plus instable qu'on appelle encore « la famille ».
C'est d'abord par la justesse et l'acuité de l'observation que Comme une image retient l'attention. La scène d'ouverture est exemplaire. Dans un taxi, Lolita tente en vain de communiquer avec son père par téléphone mobile. Lorsqu'elle demande à ce qu'on baisse le volume de la radio, elle se heurte à un mur d'indifférence et d'arrogance de la part du chauffeur. Deux moyens de communication modernes par excellence, le mobile et la radio, non seulement n'accomplissent pas leur fonction, mais la parasitent. De même, Lolita place dans le premier une immense espérance, mais la sonnerie du mobile des autres – celui de son père, en particulier – la plonge dans le désespoir. Quant à la musique, qu'elle soit diffusée par la radio ou par une cassette qu'elle a enregistrée et que son père « oublie » régulièrement d'écouter, elle ne remplit que difficilement la mission de communication et de reconnaissance que la jeune femme lui assigne…
Il y a, dans les deux films d'Agnès Jaoui, quelque chose du regard d'un Claude Sautet, parfois tenté par une sociologie de la France contemporaine (Vincent, François, Paul et les autres). Mais lorsqu'on cite Bourdieu devant elle, Agnès Jaoui se défend d'avoir recours aux « concepts et [à] l'abstraction ». Elle n'est en fait pas très éloignée des Mythologies de Roland Barthes : où le détail, une fois agrandi, devient le symptôme d'un cataclysme linguistique et idéologique. Ce qu'elle nous montre, ce sont des destins individuels pris dans les filets des conformismes de l'image et du langage.
Lolita, magnifiquement et sensiblement interprétée par Marilou Berry, ne demande qu'une seule chose : « exister ». Mais cette existence, chacun la contraint, l'étouffe en la qualifiant : elle sera donc grosse, moche, une « colère sur deux pieds » (pour son père, interprété par Jean-Pierre Bacri), et la fille du grand écrivain Étienne Cassard pour tout le monde, y compris son professeur de chant, Sylvia (Agnès Jaoui), ou l'amoureux de rencontre, Rachid, qui se fait appeler Sébastien (Keine Bouhiza)… Pour accéder elle aussi à la création, et imposer aux autres une image qui ne soit pas seulement fonction du « goût des autres », de leur indifférence, ou de leur ambition égoïste, elle a choisi le chant. Un choix risqué, à la hauteur d'une vitalité qui éclate à chaque image. Risqué, puisqu'il met précisément en jeu ce qui lui pose problème : exposer ce corps et cette voix fragile – et le film nous rappelle à quel point le chant est également un spectacle, où il s'agit de se faire entendre, au sens le plus fort du terme.
Comme une image jette un regard aussi impitoyable que drôle sur le milieu littéraire, ses réussites truquées, ses faux désespoirs, ses tyrannies, ses trahisons que n'apaise pas une mauvaise conscience passagère. S'ils font sourire, les personnages peuvent aussi être profondément émouvants : ainsi d'Édith (Michèle Moretti), agent littéraire cotée, réduite à l'état[...]
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Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
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