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COMMUNICATION

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Un modèle alternatif

Contrairement au modèle de Shannon et Weaver, dont on peut aisément localiser les origines (M.I.T., 1942-1945), la réflexion alternative sur la communication qui se développe dès le début des années 1950 aux États-Unis apparaît simultanément en de multiples lieux, à partir de travaux d'origines très différentes. Mais trois observations sont faites. Tout d'abord, il s'agit de chercheurs souvent marginalisés au sein de leur discipline, car considérés comme un peu trop originaux pour être vraiment crédibles ; ensuite, ils sont tous en prise directe sur la réalité de la communication de personne à personne, parce qu'ils la vivent au jour le jour en leur qualité de psychiatre, de sociologue ou d'anthropologue. Enfin, ils se connaissent tous, se rencontrent à l'occasion de colloques et séminaires, se tiennent mutuellement informés de leurs publications : ils constituent ce que l'historien des sciences Derek de Solla Price a appelé en 1963 un « collège invisible ».

Parmi les personnalités de ce collège invisible figure Gregory Bateson. Né à Cambridge, au sein d'une grande famille d'intellectuels, Bateson reçoit en premier lieu une formation de naturaliste, avant de se tourner vers l'ethnologie pour échapper quelque peu à l'emprise de ses parents. C'est ainsi qu'il se retrouvera à vingt-trois ans chez les Iatmul, en Nouvelle-Guinée. Il en reviendra assez découragé, mais l'ambiance universitaire anglaise le déprimant plus encore, il retournera chez ces anciens coupeurs de tête en 1932. Il y récoltera les matériaux de son premier livre, Naven (1935), qui se lit aujourd'hui comme un grand classique de l'anthropologie réflexive. Il y rencontrera un couple d'anthropologues dont il avait déjà lu les travaux : Margaret Mead et Reo Fortune. Rencontre qui restera dans les annales, puisque Mead divorcera de Fortune pour épouser Bateson en 1936. Ils partiront alors à Bali pour y faire ensemble un travail de terrain de trois ans, dont ils tireront, en 1942, un livre extraordinaire d'inventivité théorique et méthodologique, Balinese Character : A Photographic Analysis. L'ouvrage repose sur 759 photos, extraites d'un corpus de 25 000 clichés. Il fonde d'un seul coup ce qu'on appellera plus tard « l'anthropologie visuelle ».

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La même année, Bateson assiste à New York à un colloque organisé par la Josiah Macy Jr. Foundation. Il entend parler pour la première fois de feedback (rétroaction). C'est l'illumination. Au cours des dix années suivantes, il va suivre de près les débats autour de la cybernétique proposée par N. Wiener et va en retirer en 1951, en collaboration avec Jurgen Ruesch, un psychiatre d'origine suisse, un livre à nouveau très novateur, Communication : The Social Matrix of Psychiatry, où apparaît pour la première fois une pensée sur la communication qui sort du modèle télégraphique de Shannon et Weaver. Bateson et Ruesch vont poser que « la communication est la matrice dans laquelle sont enchâssées toutes les activités humaines ». On approche du célèbre « on ne peut pas ne pas communiquer ». Dans cette perspective, d'ailleurs, Bateson et Ruesch s'intéressent de près à la « communication non verbale », que les linguistes avaient toujours considérée comme une anecdote amusante. Il n'est pas surprenant que ce soit un psychiatre comme Ruesch et un anthropologue comme Bateson qui insistent sur l'importance de cette dimension de la communication interpersonnelle. Les psychiatres ont souvent été ceux qui ont pris en charge, dans leur travail clinique, les gestes, les tics du visage, les mains tremblantes, etc. Les anthropologues ont souvent été sensibles aux mouvements des corps, ne fût-ce qu'en raison du fait que les langues locales ne leur étaient pas toujours familières.

Cette conjonction d'intérêt pour la communication non verbale va se retrouver en 1956 au sein d'un groupe de chercheurs, réuni à Palo Alto, au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences, à l'initiative de la psychiatre Frieda Fromm-Reichmann. Celle-ci souhaitait creuser la question de l'intuition du clinicien qui intègre dans son diagnostic des éléments de comportements non lexicalisés. C'est ici qu'apparaît un deuxième membre important du collège invisible : l'anthropologue Ray Birdwhistell.

Invité par un collègue linguiste à rejoindre l'équipe, Birdwhistell propose d'utiliser un film tourné par Bateson quelques mois auparavant sur les interactions mère-enfant. Le film montre une jeune femme, appelée Doris, discutant avec Bateson sur un canapé, tandis que Billy, le fils de Doris, entre et sort du champ en jouant avec un petit avion. À un moment donné, Doris prend une cigarette de son sac, Bateson gratte une allumette et tend la flamme sous la cigarette de Doris. Cette « scène de la cigarette », qui dure moins de dix secondes, montre à l'œuvre une parfaite synchronie interactionnelle. Birdwhistell va l'analyser de manière systématique pendant plusieurs années, en développant en cours de route ce qu'il appellera la « kinésique » : l'étude de la communication par le corps en mouvement. Il travaillera en collaboration étroite avec plusieurs linguistes, afin d'intégrer voix, paroles et mouvements dans un même processus de communication. La « scène de la cigarette » est restée emblématique pour toute une génération de chercheurs, qui y ont découvert la démonstration que toute étude de la communication interpersonnelle doit prendre en charge, simultanément, l'ensemble des modalités sensorielles présentes dans l'interaction.

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Parallèlement à son travail empirique, Birdwhistell va élaborer, dans la mouvance de Bateson, une réflexion théorique sur la communication qui le mènera aux antipodes du modèle de Shannon et Weaver. Il en viendra à dire que l'on ne communique pas, mais que l'on participe à la communication. Il concevra la communication comme une activité essentiellement « intégrative » (integrational) et secondairement « néo-informative » (new-informational) : la communication permet d'abord de se dire que nous sommes ensemble, dans une même situation, dans une même société. D'une manière plus générale, Birdwhistell verra dans la communication « l'aspect actif de la structure culturelle ». Si la culture, au sens anthropologique du terme, est du côté des structures, la communication est du côté des processus. Ce que l'on pourrait finalement résumer par la définition suivante : la communication, c'est la performance de la culture. E. T. Hall ne renierait pas cette expression.

C'est en publiant en 1966 La Dimension cachée que Edward Twitchell Hall a fait connaître ses travaux de proxémique au grand public. Soudain, chacun s'est rendu compte que l'espace interpersonnel n'était pas innocent : il signifiait quelque chose. En outre, ce « quelque chose » variait d'une culture à l'autre. Pour systématiser ses intuitions et organiser ses données, Hall a proposé une « échelle proxémique », allant de la distance intime (jusqu'à 60 cm) à la distance publique (à partir de 3 mètres) en passant par la distance personnelle (contact à bras fléchis) et la distance sociale (contact à bras tendu). Ces positionnements dans l'espace sont ceux de la « classe moyenne blanche américaine », précise Hall, et il invite les chercheurs à en repérer les variations culturelles de manière systématique. Lui-même procède par anecdotes souvent lumineuses : le statut d'une porte fermée aux États-Unis et en Allemagne, par exemple. Mais ces images ne doivent pas faire oublier la réflexion théorique de Hall, qui contribuera notamment à l'élaboration de la métaphore orchestrale de la communication.

Pour Hall comme pour les autres membres du collège invisible, « nous participons à la communication comme si nous étions des musiciens d'un orchestre sans chef ». L'orchestre joue parce que nous avons appris par cœur sans le savoir une même partition au cours de notre enfance – la partition, c'est la culture, en quelque sorte – et aussi parce que, dans chaque mouvement, nous parvenons à nous accorder en nous écoutant – on retrouve l'idée de synchronie interactionnelle. Cette image de l'orchestre, qui peut être dangereuse sur le plan politique (l'orchestre sociétal appelle un chef pour mieux jouer), n'a qu'une fonction pédagogique : suggérer que la communication peut être conçue non pas seulement comme une transmission mais comme un partage, comme une participation à la culture. Cette vision de la communication, qui trouvera peu à peu sa formulation au cours des années 1950 et 1960, peut être résumée de la façon suivante :

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– La communication est envisagée comme une activité sociale permanente, à laquelle tous les membres d'une société ne peuvent pas ne pas participer.

– La participation à la communication s'opère à différents niveaux, selon de multiples modalités verbales et non verbales.

– L'intentionnalité ne détermine pas la communication, puisque l'acte réalisé dans l'ici-et-maintenant de l'interaction n'est qu'un moment dans un processus beaucoup plus vaste.

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– La communication ne peut s'envisager en termes de succès ou d'échec, de normalité ou de pathologie puisqu'il s'agit d'un construct permettant d'appréhender la dynamique de la vie sociale.

– La communication est envisagée dans une perspective intergénérationnelle ; la dyade émetteur-récepteur ou le couple question-réponse ne sont que des cadres de perception propres à certains groupes sociaux ; ils ne peuvent donc servir d'unités d'analyse.

– Le chercheur fait nécessairement partie du système qu'il étudie, qu'il travaille ou non dans sa propre culture ; il ne lui est jamais possible d'observer la vie sociale comme s'il était derrière une vitre sans tain.

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Cette dernière proposition peut paraître quelque peu mystérieuse. Elle fonde cependant la démarche ethnographique, qui est tout particulièrement adaptée à une vision orchestrale de la communication. L'anthropologie de la communication cherche précisément à coupler la plate-forme théorique élaborée par les membres du collège invisible à la pratique du travail de terrain (fieldwork), tel que les anthropologues (et les sociologues de l'École de Chicago) la connaissent depuis les années 1930.

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Écrit par

  • : professeur des Universités, École normale supérieure de lettres et sciences humaines, Lyon

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