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ŒDIPE COMPLEXE D'

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La Loi primordiale

Cette nécessité, qui apparaît comme le pivot même du complexe d'Œdipe, pose la question de la loi qui la prescrit : non plus seulement des forces dont le jeu fixe à l'œdipe ses destins, mais de ce qui impose à ce jeu sa règle ; non plus seulement des formes du complexe, mais de ce qui impose à la pulsion sexuelle une forme déterminée par la culture, de ce qui lui prescrit un cours qui n'a rien à voir avec le cours prédéterminé d'un instinct, mais plutôt avec le détournement et les impasses de la civilisation. Il s'agit de savoir non seulement quelles forces, individuelles et sociales, poussent l'enfant dans le détroit œdipien, mais ce qui donne à la forme œdipienne comme telle force de loi ou pourquoi c'est dans le complexe d'Œdipe que pour l'homme la Loi prend voix. En effet, la nécessité du renoncement à la mère marque pour le sujet, non pas une loi biologique ou l'arrangement contingent d'une société donnée, mais l'effet d'un interdit, l' interdit de l'inceste, qui trace la limite où la culture s'institue en se séparant de la nature, et qui pose, comme dit Claude Lévi-Strauss, moins une règle déterminée que la nécessité même d'une règle, le « fait de la règle », entaille dans l'ordre naturel, que les formes culturelles viennent remplir. Et si l'interdit de l'inceste est le pivot du complexe d'Œdipe, c'est qu'il constitue précisément la limite où se marquent pour l'individu les effets subjectifs de son appartenance aux structures symboliques : à travers les règles du système d'alliance où il s'inscrit, à travers les contraintes d'une filiation et la marque que le nom lui imprime, c'est l'ordre du langage qui lui impose sa loi. C'est pourquoi Lacan définit le complexe d'Œdipe comme fonction de la détermination symbolique : « C'est bien en quoi le complexe d'Œdipe, en tant que nous le reconnaissons toujours pour couvrir de sa signification le champ entier de notre expérience, sera dit, dans notre propos, marquer les limites que notre discipline assigne à la subjectivité : à savoir, ce que le sujet peut connaître de sa participation inconsciente au mouvement des structures complexes de l'alliance, en vérifiant les effets symboliques en son existence particulière du mouvement tangentiel vers l'inceste qui se manifeste depuis l'avènement d'une communauté universelle. La Loi primordiale est donc celle qui en réglant l'alliance superpose le règne de la culture au règne de la nature livré à la loi de l'accouplement [...] Cette loi se fait donc suffisamment connaître comme identique à un ordre de langage. »

Le fait de la règle, ou plus purement encore le fait du langage, dans ses effets subjectifs, c'est-à-dire par conséquent dans ses effets de corps, telle est la signification du complexe d'Œdipe : dans la marque que le nom et la parenté impriment aux pulsions du sexe, c'est la détermination du sujet par le symbolique qui se manifeste, et, si la structure œdipienne prend pour le sujet force de loi, c'est qu'à travers les torsions de l' histoire et la déformation des figures individuelles, c'est le jeu des signifiants qui lui impose sa foi. Freud parle de « schémas phylogénétiques innés qui, comme des « catégories » philosophiques, se chargent de subsumer les impressions vécues », schèmes qui seraient des « résidus de l'histoire culturelle de l'humanité », et dont l'existence autonome se démontre à ceci que, « là où les expériences ne s'adaptent pas au schéma héréditaire, elles en viennent à être remaniées dans le fantasme » (« L'Homme aux loups »). Autonomie du signifiant, dit Lacan. Le fantasme n'est sans doute en effet rien d'autre que cet effet de décalage entre le vécu et le schéma, qui donne à chaque partie, à chaque histoire sa tournure particulière, comme si le jeu des signifiants devait à chaque fois s'animer, pour que l'histoire ait lieu, d'une réalité toujours en rapport de torsion et de déformation avec lui.

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Si le discours freudien tente de frôler, dans ce que Freud lui-même appelle le « mythe scientifique du père de la horde primitive » dont Totem et taboufait le récit, l'orée de notre histoire, par une sorte de retournement du discours, de rebroussement de l'histoire, c'est bien pour tenter de tracer la limite de l'ordre symbolique, de faire revenir dans la représentation son commencement, de trouer nos discours clos du vide où il s'assurerait, vide qui ne peut se penser, passer dans les interstices du récit, que comme meurtre (du père), fracture du tombeau autour duquel dansent nos fêtes et rougeoient nos guerres. Soit ce que Lacan appelle le « nom du père » pour désigner ce qui, de la fonction paternelle, assure dans le cours de notre histoire le support de la fonction symbolique, distingué de ses éléments réels et imaginaires. « Même en effet représentée par une seule personne, la fonction paternelle concentre en elle des relations imaginaires et réelles, toujours plus ou moins inadéquates à la relation symbolique qui la constitue essentiellement. C'est dans le nom du père qu'il nous faut reconnaître le support de la fonction symbolique qui, depuis l'orée des temps historiques, identifie sa personne à la figure de la Loi. » Les destins du complexe d'Œdipe tiennent essentiellement, pour chacun, à ce jeu de l'inadéquation des relations réelles et imaginaires par rapport à la fonction symbolique du nom du père, qui est proprement ce que, pour chacun, le complexe d'Œdipe doit à nouveau instituer.

Cette fonction est celle de la limite de la jouissance, en tant que le symbolique se soutient d'avoir pour limite la jouissance, ou d'être, comme tel, la limitation de la jouissance. La fonction du nom du père, comme support du symbolique (support de ce qui peut prendre figure de loi), c'est l'interdit de la jouissance, sous la forme éminente de l'interdit de la mère. « Ce à quoi il faut se tenir, c'est que la jouissance est interdite à qui parle comme tel, ou encore qu'elle ne puisse être dite qu'entre les lignes pour quiconque est sujet de la Loi, puisque la Loi se fonde de cette interdiction même » (J. Lacan). Mais comment justement nommer ce qui peut prendre figure de loi, ce qui borde notre discours et demeure hors de l'histoire, sinon déjà en le faisant rentrer dans le discours et tomber dans une histoire ? Car précisément cela n'a pas de nom, et c'est bien ce que veut dire le « nom du père », reprenant le mythe freudien du père primitif : la jouissance (le père primitif, c'est celui qui jouit de toutes les femmes) n'a pas de nom, et elle est même ce qui fait trou dans l'ordre du discours et dans la bordure de notre histoire, trou que vient justement boucher un nom (on comprend alors que la psychose soit ce qui se tient devant ce trou béant, ayant forclos, ou fait sauter le bouchon du nom du père). Le symbolique ne s'assure donc, à la limite, que dans cet acte qui n'est pas un événement de l'histoire mais comme son ouverture impossible à voir, que Freud appelle le « meurtre du père », et qui, si le père était mort, nous débarrasserait peut-être aussi du cadavre dont la chair pourrissante envahit le réel et l'imaginaire : mais il n'est pas sûr que le tombeau soit vide. Autrement dit, le symbolique ne s'assure nulle part, sinon dans la tentative même de le briser, dans la tentative de l'effraction de ses limites, dans la tentative de la jouissance, c'est-à-dire de ce que la Loi réserve comme telle au Père (primitif), c'est-à-dire à Personne.

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Écrit par

  • : philosophe, psychanalyste, ancien élève de l'École normale supérieure

Classification

Média

<it>Œdipe et le Sphinx</it>, Ingres - crédits : Maurice Babey/ AKG-Images

Œdipe et le Sphinx, Ingres

Autres références

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    ...Green). La question se pose de savoir pourquoi c'est à Œdipe que Freud emprunte le modèle qui le définit comme structure universelle. Il s'en explique : « Pour moi, une série de suggestions prirent leur origine à partir du complexe d'Œdipe dont je reconnaissais l'ubiquité. Le choix, voire la création...
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